Jouer mindfuck 1

Selfportrait with brown jacket

(… ou comment convaincre la noble assemblée que tu leur avais pas manqué, au fond.)

J’ai peut-être de mauvaises fréquentations, mais j’ai l’impression qu’un rôliste peut céder facilement à la tentation de survendre la puissance de son imagination et l’infinité des possibilités du jdr papier, notamment si on l’enferme cinq minutes avec un GNiste ou un joueur de jeux vidéos. Alors que, contrairement à ce à quoi je m’attendais de la part d’un media qui repose effectivement sur l’imagination des participants, j’ai l’impression qu’en jeu de rôle il y a de nombreux verrous en place qui m’empêchent d’assumer pleinement un tout est possible en jeu.

La plupart du temps, c’est pour le mieux : je ne peux pas dire n’importe quoi n’importe comment n’importe quand. Mais il y a certains verrous qui peuvent être levés sans que l’expérience de jeu soit forcément fichue en l’air. Pour moi, le jeu mindfuck est une façon de se dégager de certaines contraintes comme le sens immédiat ou explicite, la tension ludique ou la logique dans la fiction. Ces éléments sont inamovibles pour certains joueurs ou joueuses, et sans eux ils ne peuvent ni s’immerger, ni « y croire », ni jouer. Et je respecte cette limite.

Mais il y a aussi un plaisir de jeu particulier à les faire sauter. Et c’est de cette expérience-là que je veux parler. Quelque part, c’est une sensation de jouer comme on rêve, mais à plusieurs. J’ai pu l’éprouver de façon très intense à Dragonfly motel ou à une partie d’Inflorenza version Mindfuck (en switchant à répétition entre trois théâtres différents au cours du jeu).

Je précise que je ne tiens pas à jouer toutes mes parties comme cela. Ni avec tous les joueurs que je peux côtoyer, ni à tous les jeux que je peux essayer. Mais il y a une originalité dans le feeling éprouvé sur ces parties par rapport aux autres qui mérite à mon avis d’être explorée.

 

1. Faire sauter les verrous de la logique

La plupart du temps, nous sommes attachés à une certaine logique globale dans la fiction : linéarité temporelle, réalisme des événements, crédibilité des scènes, cohérence interne des personnages, etc. Ce que j’appelle jouer mindfuck, en empruntant l’expression à Thomas Munier, c’est une façon de se dégager du sens immédiat, de la chaîne de causes-conséquences, de la cohérence logique.

Il peut y avoir différentes façons de casser les lignes :

– jouer avec les niveaux de réalité : réalités virtuelles, rêves/cauchemars, monde des esprits, souvenirs dynamiques, etc. En cinéma, on peut penser à Inception, par exemple.

– jouer avec la temporalité : flashbacks, flashforwards, paradoxes ou boucles temporelles, scènes potentielles (c’est-à-dire sans certitude quant à leur place dans une quelconque timeline), etc. En littérature, on peut citer Le déchronologue de Stéphane Beauverger.

– jouer avec les transitions : morphing d’un décor/une réalité à un autre, récits imbriqués, ellipses, répétitions d’une scène, etc. Ce qu’on retrouve dans Glissement de temps sur mars de Philip K. Dick, par exemple.

– jouer avec la perception : perceptions subjectives des personnages, contradictions, mensonge, erreur, tromperie, doute, folie, etc. Un exemple en cinéma pourrait être Memento.

Je n’invente rien, tous ces outils sont largement utilisés au cours de parties ordinaires, absolument pas estampillées « mindfuck ». Mais, assez curieusement, quand ces moyens sont employés, c’est souvent dans le cadre d’une fiction d’autant plus structurée et scriptée, ou avec beaucoup de précautions d’usage. Genre, attention c’est casse-gueule.

 

2. Une perte de repères collective

Il m’est arrivé de jouer à des scénarios ou des jeux qui s’appuient sur ces outils : un scénario de Cthulhu où les personnages sont en fait morts depuis le début ; ou encore notre campagne d’enquête FBI/Weird qui tournait autour de la déliquescence de la réalité ; ou encore notre campagne de Sens, dans une approche un peu différente.

Mais il y a deux dimensions dans ces jeux qui ne correspondent pas à la conception que je me fais du mindfuck :

– un rapport à la « réalité » jouée, ou à la « vérité », qui est une et une seule : il y a des mécaniques ou une responsabilité forte sur le MJ pour sécuriser ou stabiliser l’expérience. Or, pour moi le mindfuck, c’est justement la possibilité de jouer en perte de repères : éclater la fiction, morceler la temporalité, jouer des réalités simultanées et contradictoires, des moments de non-sense, des rêves ou des récits emboîtés, des souvenirs trompeurs, des paradoxes temporels, etc.

– la confusion entre les perceptions des personnages et la compréhension des joueurs : une volonté de tromper les joueurs pour leur procurer l’expérience. Le jeu, le scénario ou le MJ joue sur la surprise, sur un vertige ou une ficelle scénaristique pour produire une perte de repères pour les joueurs, mais il y a toujours au moins une personne (le MJ) qui sait où on en est dans la fiction, qui assure la stabilité et la cohérence globales.

Pour prendre l’exemple de Patient 13, le jeu propose par son univers et ses accroches de jouer une perte de repères entre fantastique et enfermement psychiatrique. Terrain idéal pour une partie mindfuck. Les personnages étant totalement amnésique à leur réveil dans l’hôpital, un des conseils de maîtrise proposés par l’auteur est de plonger les joueurs dans cette ambiance sans rien leur expliquer au départ afin qu’ils soient aussi perdus que leurs personnages. La campagne proposée est par ailleurs un modèle assez intéressant de la façon dont des phénomènes mindfuck peuvent être encadrés et stabilisés pour devenir un fantastique clair et immédiatement compréhensible.

Au contraire, ce que j’attends d’une partie mindfuck, c’est une déconstruction de la logique assumée par tous, une co-création de la perte de repères, un mouvement collectif à trouver autour d’un déséquilibre partagé. Avec notamment pour conséquence la co-existence d’interprétations différentes pour les joueurs.

Et je confirme que c’est casse-gueule : sur Dragonfly Motel, j’ai fait une première partie où on s’est un peu vautrés avant de remonter en selle et d’avoir une seconde partie excellente. Sur Inflorenza en version Mindfuck, nous avons perdu un joueur en route.

 

3. Jouer en lâcher prise

Qui dit perte de repères dit lâcher prise. Ce qui fait écho à mes précédents billets sur la concession entre joueurs ou le refus en jeu. Pour moi, le jeu mindfuck ne peut pas fonctionner sans confiance ou connivence entre joueurs. Cette confiance peut s’établir en amont (le contrat social) ou en cours de jeu, selon la vitesse à laquelle on compte pousser les curseurs.

Ce que j’appelle la connivence entre joueurs, c’est en gros pouvoir répondre à deux questions :
– si je fais une proposition étrange, est-ce que vous me suivrez ? (sous-entendu : sans me demander de me justifier, d’expliquer ou de vous convaincre au préalable)
– si je n’arrive pas à vous suivre, est-ce que vous m’aiderez ? (sous-entendu : en explicitant ou reformulant les propositions, en me tendant plus de perches ou en les tendant autrement, en ralentissant ou en diminuant le délire)

Plus que la suspension d’incrédulité, c’est une suspension du jugement que nécessite le jeu mindfuck. Pour moi, jouer en lâcher prise ne peut pas se faire si les autres joueurs émettent un jugement en cours de jeu sur ce qui est proposé et produit.

Le lâcher prise, c’est aussi accepter de jouer comme on écrit dans l’eau. Jouer pour le plaisir de poursuivre un mouvement, se laisser aller à une association d’idée, à un genre de narration automatique : jouer la proposition présente sans savoir où elle peut mener.

Cette liberté-là implique d’effacer au fur et à mesure les incohérences possibles, que ce soit dans la mémoire des joueurs (ne pas s’attarder sur ce qui est déjà joué et se concentrer sur l’instant présent) ou par stratagèmes dans la fiction produite (oubli ou confusion du personnage, balises ou marqueurs d’étrangeté dont je reparlerai plus tard). C’est renoncer aussi à une compréhension immédiate ou à l’envie de tout expliquer, de redonner du sens et de la stabilité à la fiction. Dans notre partie d’Inflorenza en version Mindfuck, Thomas le dit explicitement « on ne pourra pas tout expliquer ».

 

Quelque part, ce que je cherche dans le jeu mindfuck, c’est une façon de me libérer de contraintes qui sont dans ma propre tête, de limites personnelles que je croyais nécessaires à une bonne partie de jeu de rôle. Maintenant que j’ai posé tout ça, il me reste à convaincre que c’est pas le gros n’importe quoi pour autant, et qu’on peut maintenir une construction dans la déconstruction. J’y viens.

 

crédit réflexions : Thomas Munier

crédit photo : Petris Galagas (CC BY-SA 2.0).


9 responses to “Jouer mindfuck 1

  • Mat

    Pour aimer et avoir mis du « mindfuck » dans certaine de mes parties/campagnes, le résultat a toujours été le même : Les joueurs sont tellement désorientés qu’ils se mettent en mode « spectateurs » et regarde le MJ leurs décrire une scène complètement barré et attende que ça se calme pour reprendre les rênes de leurs perso.

    Je vais me permettre une comparaison un peu particulière, mais c’est comme prendre des psychotropes.
    On en prend généralement (que cela soit de manière festive ou plus « trip » intérieur) pour changer sa perceptions du monde et de sa logique mentale.

    Le résultat est régulièrement le même : On scotch. On devient spectateurs de ses sens, pensées. Et il faut une sacré maîtrise de soit pour arriver à orienter son trip.

    Bref pour apprendre le lâcher prise en JDR et casser certain poncif, je pense qu’il y a d’autre moyen plus efficaces et plus facilement instructifs que le jeu mindfuck… les jeux inspirés d’Apocalypse World par exemple :)

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    • Eugénie

      Oui, je vois de quoi tu parles. Mais ça s’arrange quand on joue sans MJ. Et que tous les joueurs sont là pour jouer ça, parce que je reconnais que c’est super spécial comme type de partie.

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  • Ray

    Merci de mettre en mot et en forme des questions qui me traversent et dont je cherchais comment les explorer / exploiter pour des fictions narratives

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  • Fenris

    Tu devrais «jouer» à Umineko sur PC, ça parle pas mal de ce genre de chose mais dans l’histoire. Un peu différemment, mais ça rejoint des choses.

    Sinon, très intéressant. J’ai lu en diagonale les deux autres billets en lien et ce sont des réflexions que je mène aussi, et je suis pas mal d’accord.
    Je ne suis cependant pas vraiment convaincu par l’aspect à «faire sauter les verrous de la logique». Sur les exemples que tu donnes (hors JdR donc), Inception, des scénarios temporels, des scénarios reposant sur des tromperies («narrateur incertain» https://fr.wikipedia.org/wiki/Narrateur_incertain) etc. je peux encore formuler plusieurs catégories :
    – Celle où tout se tient, où tout semble béton. Par exemple, en voyage temporel les dimensions parallèles, ou bien des trucs réussis et sans dimensions parallèles mais donc plus casse gueule.
    – Et celle où les failles logiques sont béantes, soit qu’on voit les ficelles mais on voit aussi des trucs qui ne tiennent pas la route, ou une manière évidente de manipuler le spectateur (surtout après coup, l’exemple classique que je donnerais est Vidocq). Ou Looper par exemple.
    Ce qui fait la différence entre ces deux catégories pour moi est bien le fait de casser la logique interne ou non. Tes exemples peuvent, ou peuvent ne pas, respecter les verrous de la logique.
    De mon avis personnel, j’ai du mal avec la seconde catégorie.

    Je trouve que cela se prête cependant pas mal sur des jeux dits «à narration partagée» tels que Prosopopée où le jeu avance clairement de manière scripturale (càd au fil du récit et non de manière structurée «comme on écrit dans l’eau») et non structurelle (scriptée). Et plus généralement, les jeux dits «Story Now».
    C’est à chacun de rebondir sur ce qui s’est passé avant et la cohérence n’est pas une contrainte forte (et je trouve que cela respecte pas mal ce que tu dis sur «Les propositions 2»).

    Mais au final (et une nouvelle fois de manière personnelle), je regarde toujours avec un oeil assez critique si le résultat tel que je le perçois est logique, ou si c’est troué. Et bizarrement, quelle que soit le degré de mindfucking, plus ça se tient plus je suis heureux…

    Bon, du coup tu parles peut-être de ça dans la partie 2, si tu parles de «construction dans la déconstruction» alors je ne vais pas m’étaler plus que ça :p

    Mais une nouvelle fois je conseille Umineko ^^

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    • Eugénie

      Oui j’ai mal choisi mes exemples. J’aurais peut-être dû parler de films comme Smoking No Smoking, Mulholland Drive, Brasil, Enter the void… des films où le but n’est justement pas de tromper le spectateur, juste d’éprouver le plaisir de se perdre dans une esthétique ou un mouvement.

      Je suis moi aussi encore attachée à une certaine forme de construction, il ne s’agit pas de raconter ce qui nous passe par la tête sans le canaliser, ou sans points d’appuis en commun. La suite devrait répondre en partie à ton commentaire (enfin j’essaie ^^).

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  • KamiSeiTo

    Je souscris encore entièrement à ton point n°3, accepter les propositions des autres sans les juger, et aider les autres à te suivre dans ton trip.

    Je n’ai encore jamais vraiment joué autant en mindfuck que ce que tu dis, mais ça m’évoque un point que j’ai senti dans certains jeux « à narration partagée », en l’occurence Perdus sous la pluie.

    Le cerveau a besoin de comprendre, de faire des liens. C’est comme ça qu’il marche. Et il y a quelque chose de très agréablement très déroutant à essayer de trouver la logique de quelque chose qui ne semble pas en avoir. (Et par essayer de trouver, je ne parle pas d’une réflexion vraiment consciente mais de ce réflexe incontrôlable du cerveau de vouloir mettre de l’ordre.)

    Le fait de ne pas avoir de MJ, et qu’il soit accepté que tout le monde apporte sa pierre à l’édifice sur le moment et sans préparation préalable, fait que pour mon cerveau la réponse est toute trouvée : « pas plus de logique que d’assembler ce qui sort de la tête des joueurs, le lien et la cohérence viendront éventuellement mais a posteriori de toute façon ».
    Ça ne donne donc à mon cerveau pas du tout l’effet mindfuck que peuvent avoir des films comme Brazil ou les 12 singes. C’est un autre plaisir, plus intellectuel, de reconstruction éventuellement.

    Sur ma partie de Patient 13, il se passe plein de choses bizarres, je pressens une logique en dessous sur laquelle je n’arrive pas à mettre le doigt et ça rend mon cerveau fou et j’adore ça ! Et je continue à jouer (entre autres) pour accumuler assez d’indices et de pièces de puzzle pour espérer comprendre le fin mot de l’histoire, quitte à apprendre qu’il n’y en a en fait aucun mais pour l’instant il est possible qu’il y ait une logique (en plus, il SEMBLE y en avoir une !) et mon cerveau ne peut s’empêcher de turbiner !!

    Bref, j’essaye de mettre ici en lumière deux choses, deux approches de jeu, de plaisirs, assez différents, sans jugement de valeur ni rien mais juste parce que j’ai l’impression que tu appelles mindfuck l’un quand moi c’est le nom que je donnerais à l’autre, et le mien me semble difficilement compatible avec un jeu sans MJ ni préparation ou informations partiellement réparties autour de la table au préalable.

    Sur ce, je vais aller lire tes parties 2 et 3, qui m’éclaireront peut-être là-dessus.
    Merci encore pour tes articles toujours aussi intéressants ! ^^

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    • Eugénie

      Tu as raison. Je te rejoins sur la différence que tu fais entre ces deux types de mindfuck. Peut-être qu’il faudrait deux mots différents pour mieux les définir et ne pas se mélanger, mais je ne saurais pas dire lesquels. Ni si l’un des deux serait du « vrai » mindfuck et l’autre pas.

      Dans mon approche, j’ai fait comme si « ton » mindfuck n’était qu’une étape light avant le « mien », mais à y réfléchir ce n’est probablement pas le cas. Ça a l’air d’être un plaisir complètement différent (qui m’échappait un peu, je l’avoue).

      Merci !

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  • KamiSeiTo

    Loin de moi l’idée de vouloir dire « ça c’est du vrai » – « ça c’est le faux ». Je ne suis même pas sûr que ça ait vraiment du sens (je suis pas sûr que « mindfuck » soit une entrée du Robert ou du Larousse ^^’).
    Effectivement, je ne pense pas que « mon » mindfuck soit une étape light de « ton » mindfuck mais plutôt deux choses différentes.
    J’adore le mien, je ne connais pas le tien mais en tout cas tu m’as donné très envie de le découvrir (et oui, la lecture des 2 articles suivants aident, notamment à voir qu’il y a quand même un cadre et que donc ça permet de réellement construire, ce qui retire une crainte que j’avais sur le style de parties produites). n_n

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