La grive vagabonde, deux JDR des Veillées oniriques

J’ai pris le pli de parler de mes lectures sur mastodon avec le #BidetBookClub, n’hésite pas à y jeter un œil si ça te botte ! C’est là qu’on voit que je lis peu de JDR… mais ça faisait longtemps que je ne t’avais pas parlé de mes parties, alors hop ! A titre nostalgique, voici un petit retour sur deux jeux de Milouch du label les Veillées oniriques, testés au début du mois.

Dans Vagabonder dans les étoiles, on joue sans MJ des hobos, ces vagabonds qui montent dans des trains aux États-Unis au début du 20e … pour trouver du travail, des coups à faire, ou même juste vivre. Les personnages vont de gare en gare, croisent des figurants qui restent quand eux s’en vont, évoquent des morceaux de vie, de jeunesse, de passé douloureux ou plus serein… incrustés dans les objets qu’ils emportent avec eux.

La Grive noire est un JDR sans PJ. Comme un Belongin Outside Belonging où l’on jouerait uniquement les cadres thématiques. On joue un paysage à plusieurs, traversé par des lignes de forces où l’humain est juste de passage, une petite touche parmi d’autres, qui habite, vit et meurt comme le font les oiseaux, les poissons, les arbres… Nous avons joué un lac, bordé d’une sombre forêt mangée par la faigne, et le fil des saisons.

Il est encore en cours de développement, mais on en reparlera à sa parution !

Des contraintes matérielles

Les deux jeux fonctionnent sur un dispositif matériel qui prend de la place sur la table : dans Vagabonder c’est la carte du rail américain (super belle) sur laquelle on déplace nos hobos, on ajoute des petits papiers qui décrivent les figurants croisés dans chaque gare… et quand il faut tirer un objet de son sac, la joueuse tire un papier d’une enveloppe.

Dans La Grive noire, c’est le soleil de parole, une grande étoile de branches de bois entrecroisées qu’on touche quand on parle. Y poser le bout des doigts permet de manifester son envie de faire une incise, y mettre la main son envie de prendre la parole. Autour des bâtons, il y a une corde posée sur la table, où chaque perle sera un chapitre, qu’on fait glisser quand on clôt.

Est-ce que c’est un style d’autrice ? Le matériel à chaque fois est central. Moi qui me lasse du jeu en ligne, j’ai adoré être invitée à rejouer avec mes mains autant qu’avec ma voix. Hésiter autour de la carte, éloigner ou approcher mon vagabond de ses compagnons, matérialiser les croisements, retrouvailles et ratages entre les personnages. Mettre en scène sa façon de fouiller dans sac aussi, ma main dans l’enveloppe cherchant désespérément une arme face au flic Jimmy-10-dollars (spoiler : il n’y en a pas). Éprouver la résistance dans mon geste avant de toucher le soleil, pas sûre d’être prête à parler, mais avec le plaisir de faire entrer cette hésitation dans le jeu, en la manifestant aux autres.

Le matériel attire les yeux, aussi. J’ai trouvé plus facile de poser des morceaux de phrases soignés avec les yeux rivés au soleil de parole plutôt qu’en regardant les autres joueuses.

Des contraintes de style

Il n’y a ni carac ni résolution dans les jeux de Milouch. Par contre, on a des contraintes narratives qui posent à chaque fois un style résolument « non-rôliste », proche d’une Clé des nuages ou d’un Pour la Reine.

Dans Vagabonder, chaque scène a la même forme imposée : on décrit l’ambiance de la gare, l’arrivée de notre personnage, et son regard qui croise celui d’un ou une figurante. Le hobo sort un objet de son sac (la joueuse tire un papier d’une enveloppe : l’objet est toujours accompagné d’une question à la manière d’une carte de Pour la Reine). On y répond et on décrit comment le hobo repart, quitte cette ville et vers où.

Dans La Grive noire, on est invitée à zoomer ou dézoomer sur ce qu’a dit la joueuse qui parlait avant nous, ou alors à rebondir par association d’idée, à broder sur un motif qu’elle a évoqué.

Ces règles découragent le discours direct, la scène au premier degré, la théâtralité. En revanche, elles introduisent de l’ellipse et de la distorsion : un séjour à Détroit est résumé en deux phrases, un échange de regard avec une figurante déploie tout un passé et tout un contexte. Dans La Grive noire, on peut zoomer sous l’écorce d’un arbre ou voir la surface du lac dans son ensemble, on peut évoquer tous les hivers qui se sont succédé ou revenir à cet été-là quand l’eau avait gelé.

Ces distorsions produisent le jeu poétique. Où l’émotion ne naît pas de l’incarnation d’un personnage dans une situation au présent, mais de sensations échangées, d’évocations picturales ou littéraires… bref de plaisir esthétique.

A rejouer pour explorer

Je ne dirai pas que ces jeux sont faciles, du genre à jouer chill-les-pieds-sous-la-table. Ils sont faciles à mettre en place, légers dans leurs règles et inspirants par le matériel et les sujets évoqués. Celui que j’ai lu (Vagabonder) est aussi très clair dans ses explications. Mais ils demandent d’avoir une certaine vibration pour le sujet de départ, amha, d’aimer jouer sous contraintes créatives, de pouvoir se coordonner avec les autres, de chercher une harmonie sous la fiction… ou du moins d’avoir envie d’aller vers ça.

Ca faisait un moment que je n’avais pas éprouvé cette sensation d’avoir une zone de progression devant moi, une possibilité d’amélioration qui me fasse vraiment envie (non pas que je sois parfaitement accomplie en tant que joueuse, mais depuis quelque temps je barbotte dans ma zone de confort en bouée canard et ça me convient bien).

De la vie des hobos, je ne connaissais que Personne ne gagne de Jack Black, une passionnante autobiographie d’un perceur de coffres repenti. Qui déploie pour ses lecteurices tout un monde de voleurs et criminels, d’escrocs et de putains, tenus par une sorte d’honneur (« on ne part pas sans payer notre nuit d’hôtel, on vole pour pouvoir la payer »). Le livre montrait aussi la dureté de cette vie-là, les sévices dans les pénitenciers, l’injustice des institutions, le rejet des bonnes gens. Mais ce n’est qu’une facette des hobos (la criminelle) et Milouch propose toute une liste de d’œuvres que j’ai hâte d’aller découvrir pour élargir le sujet… avec l’envie de rejouer une partie ensuite, enrichie de ces nouvelles références.

L’envie d’oser mettre un peu plus les pieds dans le plat aussi, de m’avancer sur les vies des autres hobos pour les lier à mon personnage, oser mettre les figurants entre nous… ce que Milouch a très joliment joué pendant notre partie et que j’aimerais réussir à faire aussi la prochaine fois.

Une tension qui émergé dans notre partie de La Grive noire, c’est une forme de compétition narrative entre cadres (les Profondeurs du lac prennent le dessus sur la Vase quand la joueuse décrit une pluie torrentielle qui nettoie complètement la falaise…) et de coopération aussi par moments (les Profondeurs du lac ont rejoint la Faigne autour du thème de la fertilité). J’ai envie de rejouer en maîtrisant mieux la façon de mettre en avant ces tensions tout en respectant l’équilibre fragile de poésie qu’on est en train de produire. J’y ai retrouvé une sensation que j’aime beaucoup en JDR et que j’assimile à des portés en acrobatie.

Outre que ces deux parties m’ont beaucoup plu, les deux jeux ont aussi ouvert pour moi ce pétillement d’exploration de style, un territoire juste à un pas de côté de ce que je joue d’habitude… et j’ai très envie de m’y replonger pour voir ce que je peux mieux maîtriser de tout ça la prochaine fois !

merci à Milouch, LamSon, Céline et Claude (pour la caution d’Andy et la barque sur le lac…)


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