Figures de style 1

Si tu as manqué le début

Mise au pied du mur par [kF], je reprends le fil de mes bricolages sur le style rôliste, que j’avais commencé à développer à l’écrit par ici, et à l’oral chez Altaride  (en excellente compagnie de Julien Pouard et Thomas Munier).

Au passage, je t’invite à écouter la très chouette téléconférence que Julien Pouard a donné tout récemment à Orc’Idée sur le bagage rôliste, qui aborde les notions de geste, et prolonge sur l’idée de pratiques rôlistes et de figures de style.

De son côté, [kF] remet sur la table la question du mindfuck et du jeu esthétique avec une réflexion hyper intéressante sur le symbolisme en JDR. C’est à retrouver sur le blog Ristretto Revenants et sur le Discord des Courants Alternatifs (channel #symbolisme). C’est totalement passionnant, ça pose des questions, ça ouvre des portes et, en ce qui me concerne, ça a débouché sur une partie incroyable d’Inflorenza en mode Mafia Esthétique (on s’empile des contraintes et on les assume) et plusieurs parties d’un jeu à venir (le magnifique La clef des nuages) que j’ai eu grand plaisir à tester.

Le vif du sujet

Dans une folle partie de Dream Askew jouée dernièrement, [kF] a eu cette très jolie phrase il règne dans la pièce une odeur de café et de mensonges. C’était à propos, ça soulignait ce qui venait d’être joué, c’était parfait.

C’est une figure de style (les mensonges n’ont pas d’odeur), et c’est un procédé purement littéraire, dans la mesure où ça ne serait pas transposable tel quel en cinéma par exemple (comment filmer une odeur de mensonges?). Ce qui ne veut pas dire que le cinéma n’a pas ses effets de style (un regard caméra, une juxtaposition de plans, un effet de cadre…) mais ce ne sont pas les mêmes et ils ne disent probablement pas la même chose. Je m’arrête là dans les extrapolations, parce que je n’y connais rien en cinéma, et ça va finir par se voir.

Arrive la question que tu vois venir à des kilomètres : est-ce qu’il existerait des figures de style purement rôlistes ? Qui n’auraient rien à voir avec des effets littéraires ou des descriptions de mouvements de caméra ?

S’écarter de l’usage ordinaire

Comme j’ai beaucoup de mal à délimiter ce qu’est une figure de style, j’ai demandé à wikipedia, qui m’a filé une définition qui m’arrange : Une figure de style […] est un procédé d’expression qui s’écarte de l’usage ordinaire de la langue et donne une expressivité particulière au propos. […]

La définition m’arrange parce qu’elle se concentre sur ce qui fait rupture avec un usage ordinaire, et c’est ce qui m’intéresse moi dans le cadre de cette réflexion.

En JDR, un « procédé d’expression », je vois ce que c’est. Ça a à voir avec Julien Pouard et ses gestes rôlistes, Vivien Féasson et sa grammaire du jeu de rôle, et Valentin et son herméneutique. Je te laisse récupérer le train en marche, mais les ptits loups en question découpent ce qui se passe quand on joue en « geste », en « échange » et en… trucs linguistiques.

Définie à la truelle, la figure de style rôliste (celle qui m’intéresse moi) serait un geste rôliste utilisé en rupture avec ce qu’on aurait attendu de la joueuse, mais qui lui permet d’exprimer plus que ce qu’un usage ordinaire aurait produit.

Ce qui écarte arbitrairement la figure de style produite sous contrainte ou celle qu’on découvre dans nos expressions de tous les jours… Je ne dis pas que celles-ci n’existent pas, au contraire, j’en suis convaincue. Mais le sujet est déjà suffisamment vaste comme ça, moi je prends le petit bout qui m’intéresse (et puis bon, faut être honnête, à partir du moment où il faut bosser sérieusement, je laisse le job à Valentin, le mec qui s’enfile des kilomètres de parties avec son petit carnet).

Et pompon sur la cerise, il y a aussi le fait qu’une langue évolue (et nos pratiques rôlistes aussi), et certaines figures de style perdent de leur puissance d’évocation en passant dans le langage courant.

Un coucher de soleil, par exemple, est une métaphore (le soleil ne se couche pas vraiment) mais elle est tellement utilisée qu’elle n’interpelle plus, n’évoque plus autre chose que ce qu’elle désigne. Sauf si elle est réactivée par un contexte qui va rappeler que l’expression n’est pas une évidence au départ, genre le soleil se couche, il a tiré sa couverture d’horizon, qu’il a calée sous son menton.

Ce qui est attendu

Là où c’est pas tout simple, c’est quand il faut prendre conscience de ce qu’on fait quand on joue, de ce qui est rôlistiquement attendu ou ordinaire dans nos façons de jouer, et de ce qu’on pourrait faire autrement.

Pour délimiter un peu l’idée de ce qu’on aurait attendu de la joueuse dans cette situation-là, je vois trois niveaux d’attente, mais si tu en vois d’autres, n’hésite pas à balancer en commentaire :

les attentes induites par notre culture rôliste (qui n’est pas la même pour tous et toutes) : notre pratique du JDR nous inculque des codes, des attendus, des pré-supposés. Par exemple, si un MJ dit « un monstre apparaît », un geste attendu pourrait être « je sors mon arme » ou « initiative ! » ou poser la main sur ses dés… un geste en rupture pourrait être « j’ouvre les bras pour lui faire un câlin ».

les attentes délimitées par le jeu auquel on joue : si on est dans un jeu classique avec MJ, une joueuse qui fait soudain parler un PNJ, ça produit un petit effet. Si on est dans un jeu sans MJ où les joueurs sont invités à faire tourner les PNJ, on perd cette surprise et cette originalité, et on sort du cadre qui m’intéresse.

les attentes induites par ce qu’on connaît de la joueuse : plus les autres joueuses me connaissent, plus elles sont à même de noter ce qui s’écarte de mon ordinaire. (je ne suis pas totalement convaincue moi-même par ce dernier niveau, mais on verra bien…)

La concession comme figure de style

Par exemple, Vivien avait identifié dans sa grammaire du jeu de rôle des échanges-types entre joueurs. Des échanges simples (proposition/validation) et des échanges complexes (proposition/contre-proposition/test/validation).

Dans le cas d’un conflit par exemple, on a l’habitude de privilégier machinalement un échange complexe : « je te mets mon poing dans la gueule » (proposition), « j’esquive » (contre-proposition), mécaniques (dés, ou comparaison de chiffres, ou autre chifumi), « BIM, j’esquive en souplesse et je ricane » (validation).

Si une joueuse concède, elle choisit un échange simple dans une situation où on attend un échange complexe : « je te mets mon poing dans la gueule » (proposition), « je le prends en pleine face et j’ai l’air totalement sous le choc » (validation).

C’est une technique qui perd petit à petit de son exotisme au fur et à mesure qu’elle devient courante à mes tables. Concéder, il y a trois ans, c’était un peu la révélation pour nombre de lecteurs et lectrices (à mon grand étonnement). Aujourd’hui, c’est en passe de devenir un coucher de soleil.

La narration uniquement par la mécanique

Ce que je rapprocherais de la métonymie (le contenant pour le contenu, la partie pour le tout, etc.) en littérature. Il s’agit d’utiliser la mécanique seule pour évoquer une scène entière. Sans qu’on ait besoin de la décrire, la roleplayer ou la résumer.

Un exemple tiré d’une partie d’Inflorenza Bridget Jones (bon une figure de style, c’est un peu comme l’humour, quand on la raconte ça tombe à plat, je préviens…) :
Maggie a dîné avec Al (un collègue du bureau) et le joueur a rédigé sur sa feuille de perso Ma relation avec Al est restée très professionnelle.
Instance suivante, Lizzie se déclare à Al par mail, mais égrégore des Internets, la déclaration arrive sous le nom de Maggie (conflit duel, remporté par le joueur de Maggie sur un sacrifice).
En conséquence du conflit, le joueur doit rayer une phrase. Il annonce : « je raye Ma relation avec Al est restée très professionnelle ».
Ici, tout un pan de la partie menait à cette scène entre Al et Maggie et nous ne l’avons pas jouée. Pourtant nous l’avons vraiment vécue à la table. Juste parce qu’un joueur a annoncé qu’il rayait une phrase sur sa feuille de personnage.

On m’a évoqué le fait qu’on pouvait aussi parler de figure de style dans le cas d’un jet de persuasion par exemple, qui fait l’impasse sur tout un échange en roleplay pour aller droit au but.

Je me dis qu’on a potentiellement un coucher de soleil ici, et qu’il faudrait bosser un peu pour réactiver l’intérêt de l’utilisation de la mécanique à la place du RP. Par exemple mélanger des strates de jeu (j’y reviens plus tard) :
PNJ « Et qu’est-ce qui te fait croire que je vais te donner une escorte ? »
PJ « Je sais pas, mon 18 en charisme ? »

Ou alors en ne disant vraiment rien de la fiction autour du jet de dé : pas de « il n’est pas d’accord », pas de « fais un jet pour le convaincre », pas de « ok, vous négociez longuement mais finalement il est intraitable », etc.

Après, à nous de trouver un contexte dans lequel ce serait pertinent… Une scène récurrente peut-être ? A chaque fois qu’il a besoin d’un truc, le PJ va trouver le même PNJ, et ça se termine toujours par un jet de persuasion… Les premières fois, il y a peut-être eu du roleplay, et à la fin ça donnerait : “Je vais voir Bidule” – Jet – MJ secoue la tête – enchaînement sur une autre scène.

Faire coïncider deux strates de jeu

Ce que je rapprocherais d’un zeugma en littérature. Pour rattrapage, les strates de jeu sont développées dans cet excellent podcast des Voix d’Altaride avec un super schéma récapitulatif.

A priori, en JDR on évite de mélanger les moments où il y a une confusion sur qui parle (le joueur ou le personnage), et à qui on s’adresse, parce que ça mène rapidement à la confusion. Les recadrages « non mais c’est pas moi qui dis ça, c’est mon perso » ou au contraire « non non ça c’est juste moi, mais mon perso dit pas ça » sont assez courants. Mais on peut aussi jouer avec cette confusion.

Un exemple tiré d’une partie d’Itras By : Monsieur Crane est enfermé dans un tombeau, pendant qu’Ida Jerricane et les autres PJ explorent une tour.
Le joueur de Monsieur Crane fait un commentaire clairement meta, genre « ah ouais forcément, la banane c’est du loot ! ».
Ida Jerricane : « Restez poli, monsieur Crane ! »
Le joueur, avec la voix de Monsieur Crane : « Mais moi je ne suis pas là ! »
Ida Jerricane : « Et bien c’est curieux, ça résonne ! »

Il y a aussi le fait que des éléments propres à la mécanique (comme des caracs, ou des feuilles de perso) soient évoqués à l’intérieur de la fiction par les personnages. Cf plus haut le « Je sais pas, mon 18 en charisme ?”

Détourner une mécanique de jeu de son usage prévu

L’exemple le plus flagrant qui me vient, c’est l’utilisation d’un aspect dans une situation qu’il n’est pas censé couvrir à la base. Est-ce qu’on peut parler de métaphore  dans ce cas ? (je n’en sais rien)

Par exemple, dans La Spada Rossa, mon PJ avait un aspect censé lui donné des qualités de pickpocket, un peu voleuse, un peu taquine : Ce qu’on ne peut pas garder n’appartient à personne.

Je ne l’ai quasiment jamais utilisé, mais un jour, elle doit approcher un homme important à l’opéra. L’enjeu devient virer son voisin de fauteuil en toute discrétion. Soudain, l’aspect trouve son utilité : ce qu’on ne peut pas garder n’appartient à personne y compris sa place à l’opéra. Dans l’euphorie, je l’ai utilisé à toutes les sauces : un homme garde l’entrée de la ruelle ? Ce qu’on ne peut pas garder n’appartient à personne. Il tient à son honneur ? Moi je veux le lui prendre, car ce qu’on ne peut pas garder n’appartient à personne

Autant dire qu’au bout de trois utilisations consécutives, c’était un coucher de soleil radioactif. La première fois, c’est de l’élégance. La 2e fois, c’est de l’exploration. La 3e fois, tu te fais traiter de narratimaxeuse (d’où l’intérêt de savoir doser).

Transgresser sa zone de responsabilité

Une évidence en Jidérie, ce sont les limites de ce que je peux dire ou pas, en matière de responsabilité. Qui dit quoi sur mon personnage, qui dit quoi sur le décor, sur les figurants, sur le moment de mobiliser les mécaniques, etc.

Dans une répartition classique des responsabilités, si un joueur se retrouve face à monstre énorme et affirme « c’est certain, il faut un critique pour le toucher ! », et qu’il paye pour relancer son dé dans la foulée (malgré une réussite), il déborde de sa zone de responsabilité.

Au tout début d’une session d’Itras By en campagne ouverte, mon PJ a déversé ses malheurs dans l’oreille compatissante d’ un PNJ. Malheurs qui étaient en réalité le récap’ de la partie précédente où je n’étais pas présente, mais j’avais écouté un enregistrement. C’était une jolie inversion de ce qui aurait dû se passer (un PNJ fait le récap pour un PJ absent).

Pourquoi appeler ça une figure de style et pas la ronde des punks ? Parce que des fois ça marche… L’idée est bonne, ce qui est proposé est immédiatement accepté parce que « mais oui carrément », et le fait que ça vienne de la bouche d’un joueur ou une joueuse plutôt que du MJ lui donne une saveur particulière.

Un décalage dans mon attitude de joueuse

Mon attitude de joueuse est aussi un moyen d’expression à la table. Qui peut donner lieu à un décalage entre ce que j’exprime et ce que je joue vraiment. A rapprocher d’une antiphrase ou de l’exagération en stylistique.

Il m’est arrivé d’annoncer avant une partie de Dragonfly Motel « je vous préviens, moi je joue la gagne ». On m’a fait remarquer ensuite que j’abattais mes petits papiers comme un deck de cartes pendant la partie. Cette attitude était ironique, dans le sens où DFM est un jeu mindfuck où on ne peut pas jouer tactique et que j’ai moi-même la réputation d’une joueuse pas du tout tactique. Mais spontanément, j’en avais l’attitude, alors même que ce que je jouais n’avais rien à voir.

Le décalage fonctionne quand mon attitude ne peut pas être prise au premier degré (qu’elle soit invalidée par le propos du jeu ou mon identité de joueuse).

Accessoires à la volée

Je ne vois pas d’équivalent en littérature, mais improviser un accessoire avec ce qu’on a sous la main, en détournant un objet de sa fonction première (et son sens premier) me paraît une figure de style importante en JDR sur table.

Dans une partie de DragonflyMotel, qui se joue avec des petits papiers et un genre de plateau de jeu, un joueur a décrit « je cloue mes pieds au train » tout en agrafant littéralement son petit papier au plateau de jeu.

Sur une partie d’Itras By, il nous est arrivé d’utiliser des bananes à la table dans des situations diverses (pour en faire un téléphone, des micros de journalistes, des « vraies » bananes, etc.).

Je ne sais pas si c’est à mettre dans la même catégorie, mais en table virtuelle, j’ai vu ce genre d’invention avec le matériel à disposition: une partie où mes deux camarades ont joué avec le google doc commun, avec nos pseudos, avec les émoticones du tchat, avec le bot pour lancer les dés…

 

Je m’arrête là, mais je vois bien que la liste n’est pas finie. Je t’invite à proposer des compléments en commentaires…

Ce qui m’interpelle dans cette liste, c’est que bien souvent, ce qui fait figure de style dans un certain contexte fait « faute » ou « maladresse » le reste du temps. Au-delà de la transgression, il y a probablement des questions de maîtrise, de dosage, de contexte et d’intention à prendre en compte.

Ceci est évidemment un teaser éhonté pour la 2e partie.

 

crédits réflexions : kF, Valentin, Vivien

crédits photo : Mike Bitzenhofer (CC BY-NC-ND 2.0)


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