Jouer l’impact 1

impact

Je tournais autour depuis la série Concéder sans arriver à mettre ça à plat, mais à un moment il faut bien y retourner. C’est aussi un prétexte pour réunir de petites choses que j’avais éparpillées ici et , parce que c’est un sujet important pour moi, qui méritait son entrée à part entière sur le blog.

J’ai l’impression que jouer l’impact est un aspect assez crucial dans ma façon d’aborder le jeu, c’est aussi une qualité que j’admire chez mes joueurs-modèles, et en même temps j’ai beaucoup de mal à le jouer spontanément et je n’ai pas l’impression que les mécaniques de jeu m’y aident. Bref, j’ai encore de gros progrès à faire sur ce sujet.

Qu’est-ce que j’appelle l’impact ? En gros, c’est la réaction de mon personnage à ce qui lui arrive, la façon dont il encaisse un coup ou une agression physique ou psychologique ou même un simple événement auquel il est confronté. Les (bons) MJ jouent l’impact des PJ sur le monde en permanence, avec toute une batterie de PNJ ou de décors qui peuvent réagir à leurs actions pour leur donner du relief. Mais curieusement, j’ai cru remarquer que les mêmes personnes ne le font quasiment plus dès qu’elles passent joueuses.

Il faut reconnaître que c’est parfois quelque chose de l’ordre de « donner à voir l’intériorité de son personnage » pour une joueuse (un PJ ne se gère pas exactement comme un décor ou une foule), et donc pas évident à produire.

 

1. Regarder du côté de la joueuse qui encaisse

Je me permets de répondre ici à la réponse de Steve J, qui s’est inspiré des mes billets sur la concession pour construire des mécaniques qui appuient sur la tension et le conflit dans le groupe de PJ, pour Un récit véridique, le jeu qu’il a coécrit avec Cédric Ferrand et Kalysto dans le Casus Belli n°18.

En très très gros et très flou, il s’agit de piocher des jetons dans un bol (qui appartient au groupe) quand on agresse un autre PJ pour faire monter la pression. L’autre joueuse peut alors décider de tenir tête ou se coucher, mais c’est le groupe qui morfle au fur et à mesure que le bol se vide.

Ce qui m’intéresse dans ces mécaniques, c’est que, comme dans la plupart des jeux, le fait de jouer, d’acter ou de valider l’agression est dans les mains de la joueuse qui agit, pas de celle qui subit. Or, pour moi et dans ma façon de percevoir le jeu (je sais qu’elle n’est pas forcément orthodoxe), la joueuse qui agit a déjà le dessus dans l’agression par des gestes ou des paroles de son personnage, elle n’a pas forcément besoin de soutien pour l’acter.

Si je lâche en roleplay « toi tu fermes ta gueule, t’en as assez fait, je veux plus t’entendre » de façon brutale, est-ce que j’ai vraiment besoin d’une mécanique pour me soutenir ? Est-ce que ça n’est pas déjà suffisamment violent pour faire monter la pression sur le PJ d’en face ? Par contre, si je suis la joueuse qui reçoit cette agression, je n’ai que très rarement un soutien mécanique pour me permettre de participer à la scène sans la subir.

Sur un exemple de jeu plus traditionnel : si mon barbare encaisse un coup physique ou une pique verbale bien méchante, je suis contrainte de noter un « état » sur ma feuille de personnage ou cocher des points de dégâts ou de stress ou autre, en fonction de l’agressivité du coup et de la résistance de mon bonhomme. Cette action-là m’est imposée la plupart du temps : ce n’est pas moi joueuse qui décide de ce que je note sur ma feuille, c’est le MJ ou une addition-soustraction ou un jet de dés qui me l’annonce. Ensuite, on enchaîne avec la fameuse question « et toi qu’est-ce que tu fais ? » et les mécaniques soutiendront ma propre action en retour.

Je me demande s’il n’y a pas un cercle vicieux basé sur une fausse évidence qui serait « si elle n’y est pas contrainte, une joueuse n’envisagera pas de donner du corps au coup qui atteint son personnage ou de mettre en scène l’onde de choc qu’il encaisse ». Elle serait sensée le subir elle aussi, que ce soit une agression pour son personnage ou un sentiment d’inconfort moral ou un renversement de situation scénaristique. Peut-être pour renforcer aussi son immersion ?

 

2. Jouer plutôt que subir

En théâtre (ça vous avait manqué, hein ?) les comédiens ne portent pas forcément de vrais coups. J’ai eu l’occasion de participer à des ateliers « baston » où on apprend à donner l’illusion d’une grande violence alors qu’en réalité on est en complicité et safe. Traîner une joueuse par les cheveux sur quelques mètres, par exemple, ça fait toujours son petit effet.

La plupart du temps, la joueuse qui porte le coup se contente d’être claire sur d’où ça part et où ça va. C’est celle qui encaisse qui le fait réellement exister pour elles deux et pour le public : son cri, la façon dont elle va se débattre, ou dont sa tête va partir en arrière, etc. Dans le fait de se faire traîner par les cheveux par exemple, en réalité l’agresseuse a sa main posée à plat sur la tête de la victime, et c’est la façon dont cette dernière s’accroche à son poignet et hurle qui donne corps à l’illusion.

Dans cette optique, donner du corps au coup n’est pas un aveu de faiblesse, si j’ai l’espace pour le jouer (ou en jouer) plutôt que le subir. Ce n’est pas non plus trahir mon personnage ou me désinvestir, dans la mesure où pour moi cela contribue à renforcer l’illusion du choc.

Sur ma campagne d’Apocalypse World, j’avais été marquée par la façon dont un joueur continuait à jouer alors que son PJ n’avait plus aucune marge de manœuvre : pendant que le MC prenait le temps de décrire les sévices que subissait son taulier, ligoté à une machine et à l’agonie, le joueur nous faisait entendre les hurlements de douleur du personnage en arrière-plan. Il participait à la scène au lieu de la subir, même si c’était pour jouer la souffrance de son personnage plutôt qu’une véritable action. S’il n’avait pas joué cet impact-là, s’il s’était contenté d’écouter la description en restant passif (dans la mesure où son PJ ne pouvait pas agir), tout ça aurait pu rapidement virer au glauque.

 

3. S’adresser à la joueuse plutôt qu’à sa spectatrice

Cette réflexion me vient d’une série que j’ai vue récemment, et que je ne vais pas citer dans la mesure où je vous crame un épisode entier. Deux espions sous couverture se font enlever et torturer. Manifestement leurs couvertures sont foutues, leur mission est à l’eau et leur famille en danger. En tant que spectatrice, je passe tout l’épisode à me demander comment ils vont faire pour s’en sortir autrement qu’en morceaux dans une bâche. Or, à la fin de l’épisode, twist ! C’est leur commanditaire qui, cherchant une taupe, a voulu les mettre à l’épreuve. La spectatrice en moi hurle à l’arnaque. Mais au lieu d’être soulagé lui aussi, l’un des personnages pète les plombs : sa hiérarchie n’avait pas le droit de douter de son intégrité. Ce que j’avais pris d’abord pour une ficelle scénaristique moisie devient, par la réaction de ce personnage, une bascule hyper importante dans son arc narratif. La déflagration prendra plusieurs épisodes ensuite, avec l’installation d’une méfiance dans les rapports hiérarchiques, la mise en doute de leurs objectifs, la prise de recul sur leur engagement, etc.

Ce qui m’amène à penser qu’à la table, si j’intériorise l’impact de ce qui arrive à mon personnage (ou si on cherche à me le faire intérioriser) je le subis, j’en suis spectatrice. Il a intérêt à être absolument génial pour que je m’en contente, car au fond ce n’est pas ce que j’attends d’une partie de jeu de rôle. Au contraire, si je prends le temps de le rendre au pj, de le remettre en jeu, (et si on me le permet) alors c’est moi joueuse qui contribue à lui donner de l’intérêt, de la puissance.

Et curieusement, si je le remets en en jeu, je permets aussi à la joueuse qui agit d’être temporairement spectatrice de sa propre action et de ses conséquences immédiates. J’ai aussi un plaisir de joueuse à voir le monde (ou un autre PJ) réagir à ma propre action plutôt qu’à l’absorber sans rien renvoyer.

Pour prendre un exemple de jdr cette fois-ci, sur une partie de Dragon de Poche Millevaux, un crapaud demande à un PJ de l’embrasser en échange d’un service. En soit, c’est un prix à payer, le PJ peut se contenter de s’y résoudre ou de renoncer, et basta. Dans ce genre de situation, l’intérêt réside surtout dans le sentiment du joueur mis devant une alternative désagréable. Mais le joueur a repris la main pour alimenter la description du baiser, en signalant que son PJ ne trouvait pas ça si répugnant, même plaisant, voire un peu excitant, et qu’à la fin il affichait une mine dégoûtée uniquement par principe. C’est finalement lui qui a rendu cette scène intéressante, en jouant un impact inattendu à partir d’une proposition du MJ.

Outre le fait de renforcer l’illusion d’un choc, de donner de l’intérêt à ce qui se joue, jouer l’impact me permet aussi de renforcer ma propre immersion en accentuant les bascules entre joueuse-en-jeu et joueuse-spectatrice, quasiment en miroir avec les autres. Un genre de plaisir du ping-pong ?

 

4. Montrer l’impact

Personnellement, je me me connais deux handicaps quand je joue :
– je ne sais pas toujours ce que mon PJ peut ressentir ou comment il peut réagir à ce qui lui arrive ;
– je ne sais pas toujours quoi annoncer pour montrer l’impact aux autres joueuses.

Parfois, sans aller jusqu’à se poser la question de l’intériorité du personnage, il suffit de prendre le temps de compléter la scène naturellement : si mon bonhomme prend un coup de barre à mine, je peux juste préciser je crache deux dents avant d’enchaîner. Pour une pique verbale là où ça fait mal, je peux me contenter d’un mes jointures blanchissent ou je serre les mâchoires. Bref, une réaction standard à laquelle on assiste dans la plupart des fictions, sans aller chercher un monologue intérieur de 15 minutes.

Un Best Gamer Number One de ma connaissance me dirait « ne te prends pas la tête, Eugénie, et joue ». Et c’est grosso modo ce que nous avait conseillé un formateur d’improvisation pendant notre stage sur les émotions : « servez-vous de ce qui vient spontanément et jouez-le ».

L’impact en meta

J’ai un sentiment un peu ambivalent devant des mécaniques comme celles de Burning Wheels ou Smallville, où l’on peut s’affronter à coup d’arguments mais où ce sont les dés qui vont déterminer leur impact pour les personnages. D’un côté, ce sont des mécaniques qui permettent aux joueuses de prendre le temps et de construire des échanges verbaux réellement agressifs/violents/efficaces ; de l’autre, elles évitent aux joueuses de réagir en laissant les dés parler pour elles.

Pour moi, cela implique que les joueuses résistent à la tentation de ce genre d’échange :
Joueuse A : Et bien, je comprends mieux pourquoi ta mère t’a abandonné.
Joueuse B : (poker face) Ok, lance tes dés, pour voir ?

C’est une tentation qui est réelle (en tout cas pour moi) dans la mesure où je ne sais pas toujours comment réagir ni comment jouer l’impact en question. Pour moi, ce qui permet de donner du relief au coup dans ces cas-là, ce sont les joueuses-spectatrices à la table (y compris moi-même si mon PJ est visé), qui vont réagir à la passe verbale en mode supporters de catch : BIM !, La vache, comme c’est pas fairplay ça, applaudissements, etc.

Des mécaniques pour m’aider

Enfin et malgré ce que j’ai pu dire plus haut, il existe quand même quelques jeux qui me permettent de chouettes mises en scène de l’impact.

A Inflorenza, de Thomas Munier (ça faisait longtemps, n’est-ce pas), si je perds mon conflit, je peux encore choisir la façon dont je vais rédiger ma phrase de souffrance : à moi de choisir quel impact je veux montrer, quelle séquelle mon personnage va conserver de ce conflit. L’invitation se limite aux moments des conflits, mais elle existe.

Quand nous jouions notre campagne de Bloodlust Metal, le MJ nous avait laissés responsables de notre jauge de tension. Après un échange un peu piquant ou devant une expérience un peu limite, on s’est mis à cocher ostensiblement nos points de stress, comme des grands. Voire carrément à l’annoncer au milieu d’une prise de bec : « Tu vas tous nous faire tuer avec tes conneries ! » « Ok je me mets un point de stress ». Ce qui permettait de signaler là tu marques un point, et attention la pression monte pour mon PJ. Cocher ostensiblement sa feuille ou l’annoncer à haute voix faisait partie de la mise en scène.

Dans Libreté de Vivien Féasson, dont je joue actuellement un playtest, le tas de bile noire sous forme de jetons posés au milieu de la table, est une invitation permanente à jouer l’impact. Les joueuses piochent un jeton de bile noire (ou plusieurs en fonction de la puissance de l’impact) si leur PJ a peur, est atteint, triste, perdu, énervé, etc. Le geste est facile et lourd de signification. Mon personnage peut garder un silence buté ou fanfaronner devant les autres, si je pioche ostensiblement un jeton en même temps, tout le monde à la table sait qu’il flippe en dedans.

Mieux, si j’accumule 5 jetons de bile noire, le MJ peut me proposer un craquage ou je peux me défouler pour l’évacuer. Piocher de la bile noire montre un impact immédiat mais prévient aussi de possibles retombées. C’est un avertissement pour les autres joueuses. Au milieu d’une altercation, après une phrase qui fait mouche, je pioche une bile noire. A ce moment-là, tout le monde comprend qu’il vient de se passer un truc. Si je m’écrase ils savent que ça va péter à un autre moment. Si je m’apprête à monter dans les tours, ils sauront pourquoi. Mais dans les deux cas, on a tous vu exactement le moment où le coup a porté, où ça a fait mal, et ce qui risque de revenir en boomerang.

Mais je ne suis pas obligée de prendre ces jetons, tout comme je n’étais pas obligée de cocher mes points de tension à Bloodlust. C’est mon choix, c’est moi qui décide de ce qui est important ou pas pour mon PJ, de ce qui fait sens pour lui, de ce qui le touche. C’est aussi une façon d’indiquer au MJ et aux autres joueurs ce qui fonctionne ou pas quand ils tentent d’agresser mon PJ, et quelque part, je leur donne la permission de poursuivre dans telle veine (violente, horrible ou flippante) parce que moi aussi je joue avec.

 

crédit photo : Walter-Wilhelm (CC BY 2.0)


8 responses to “Jouer l’impact 1

  • Vivien Feasson

    Tu mets vraiment le doigt sur quelque chose que je ressentais depuis longtemps de façon très diffuse.

    Souvent on ne laisse pas à la table suffisamment de temps à celui qui encaisse pour jouer l’impact (ne serait-ce que quelques mots comme tu le décris). C’est, comme tu le dis, une sorte de double peine pour la victime : son personnage est rabaissé, et le joueur voit sa participation au jeu interrompue. Pourtant je ne crois pas que ce soit là l’objectif véritable du groupe, après tout on répète à longueur de temps que « l’essentiel c’est de s’amuser », et peu de gens s’amusent en se faisant écraser. Pourquoi alors renforcer a position de victime du joueur au nom de celle de son personnage ?

    C’est peut-être vu comme un prix à payer pour une immersion renforcée. On se dit que risquer de se faire dégager/paralyser de la sorte entraîne de la tension (joueur et perso stressent à l’unisson). Que les conflits ne doivent pas être feints mais presque vécus. C’est ce qui rendrait les combats physiques ou verbaux plus passionnants – mais pousserait paradoxalement certains concepteurs/théoriciens à fuir les conflits inter-PJs, le risque étant grand alors de provoquer de vraies brouilles entre personnes.

    Bon, plus qu’à comprendre ce que tu dis sur Burning Wheel…

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    • Eugénie

      Attends, je peux tout expliquer ! C’est pas du tout ce que tu crois !

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    • Thomas B.

      Les GNistes Nordiques et les medbourreux Allemands sont d’accords sur une chose (et avec toi): c’est celui qui subit qui décide. Quand tu reçois un sort dans un Harry Potter Nordique, c’est toi qui joue son effet, selon ce que tu en as compris, tes intentions de jeu, de développement du perso etc. Quand tu te fais « tuer » à Mythodéa, tu décides si tu meurs vraiment ou pas, selon ce que tu estimes logique et classe. Ça permet de décourager les gens qui pratiquent l’embuscade à la sortie des toilettes, et ça donne des combats très visuels. Tout le monde doit comprendre quand tu viens de perdre des points de vie, donc ça donne de très belles chutes arrière, et quand tu es à l’agonie, donc ça hurle magnifiquement sur les champs de bataille.

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      • Eugénie

        Yes ! Ça me fait penser aussi à un duel de pouvoirs psys auquel j’ai assisté en impro, où la joueuse qui agressait l’autre avait juste à presser ses tempes et c’était au joueur d’en face de jouer ce qui se passait pour lui. Chacun essayait de faire plus que l’autre, non pas dans les effets d’attaque (invisibles) mais dans des impacts de plus en plus spectaculaires. Un genre de battle à l’envers.

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  • Volsung

    Du coup Eugénie je me demande comment tu perçois Monsterhearts :)
    Ou le jeu implique beaucoup de perte de contrôle.

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    • Eugénie

      Mon vrai problème avec Monsterhearts, c’est que ça touche à mes tabous, et que je me sens pas prête pour y jouer. Et sans y avoir joué, je peux difficilement dire ce que je pense du jeu. J’imagine que ça dépend aussi de avec qui je joue ces pertes de contrôle, et si j’ai la liberté de jouer sans lancer les dés ou pas.

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  • Cédric Ferrand

    Wow, ça voudrait dire que quelqu’un a lu « Récit véridique… ».
    Moi je dis qu’Eugénie bluffe.

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