Riper sur les limites

Porsche crash - Medley & Sky

J’ai évoqué dans le billet précédent des trucs et astuces pour approcher les limites et s’assurer que ça se passe à peu près bien… mais ça vaut le coup d’envisager aussi le dérapage et la sortie de route. Au cas où.

J’ai beau frimer par ici avec mes parties magiques et mes tables de rêve, de temps en temps je joue aussi des parties qui sont des ratages retentissants et/ou des moments particulièrement douloureux. Et parce que le dernier en date s’est bien terminé, j’ai envie de partager ici les leçons que ça m’a remis en tête (et qu’on devrait toujours garder au frais quelque part amha).

 

Le contexte

Une partie de Before the spire falls, un très chouette jeu façon Dream Askew, du PbtA sans dés ni MJ où on incarne des Sorcières chargées de lutter contre le Néant qui dévore le monde. On a introduit un MJ dans le jeu en lui confiant les fiches (et moves) de Domaine qui sont d’habitude jouées par les joueuses en plus de leur personnage.

Petit brief système : côté PJ, nous avons chacun des moves faibles (des actions peu glorieuses qui nous permettent de gagner un token), des moves ordinaires (des actions mitigées, ou avec des effets secondaires, qui sont gratuites) et des moves forts (des actions d’éclat, qu’on doit payer avec un token).

Le truc se produit à la 2e session, soit la moitié de mini-campagne (mini mini, hein). A vue d’oeil, il ne se passe pas grand chose.

Mon personnage revient dans son pays natal en proie au chaos, apprend que sa mère a été assassinée, décide de débouler avec les autres dans l’ancienne maison familiale, se retrouve face à une inconnue qui a volé son identité, son titre, son foyer, tient son père en cage… et l’humilie par dessus le marché.

Après en avoir pris plein la tête, j’annonce « je déchaîne les épines » sans préciser que c’est un move fort et le MJ l’annule en répondant « il ne se passe rien, tu n’as pas ta carte [de tarot] » (sous-entendu ta carte de tarot qui t’est nécessaire pour faire de la magie, ce que je découvre sur l’instant).

Je me retrouve très remuée sans m’en rendre compte (mauvais), incapable de rectifier le tir ou signaler le problème (mauvais mauvais) et j’envoie plus ou moins mon personnage dans le ravin (double plus mauvais).

[Ravin, déf. : pente vertigineuse et dépressive ou spirale auto-destructrice d’un personnage, dont la joueuse refuse de le faire remonter elle-même. Parfois pour des raisons de boussole pétée (je ne sais plus ce qui meut mon personnage, où va sa volonté), soit par une sorte de refus de jeu (je refuse de me battre parce que j’ai le sentiment que l’adversité est trop forte ou cheatée), soit par une mise en scène de l’échec pour garder le contrôle sur le sentiment d’échec justement. Souvent pour un peu tout ça à la fois, sinon ça serait bien trop simple…]

Bref. Eugénie sort de sa partie avec une boule dans la gorge et part pour une nuit d’insomnie. Une semaine plus tard, à la veille d’y retourner, re-boule dans la gorge et cauchemars.

Pour. Un. Move. Sérieusement ?

Heureusement, je joue avec des personnes adorables, qui prennent le temps de voir si ça va, d’écouter ce qui ne va pas et de voir ce qu’ils peuvent changer de leur côté, qui me filent des coups de pouce pour remettre le perso sur les rails et se donnent les moyens de me rassurer pour « y retourner ». Juste <3

 

Leçon n°1 : on va forcément merder à un moment ou un autre, et c’est ok

Peu importe les relations solides qu’on entretient avec les autres joueuses, l’expérience, l’expertise ou les qualités humaines qu’on pense avoir, les outils ou les règles qu’on a mises en place, il va forcément y avoir un soir, une table, un jeu, où les étoiles vont s’aligner et où on prendra une mauvaise décision au mauvais moment, on fera la blague qu’il ne faut pas faire, on passera à côté d’un truc crucial.

Même avec une solide préparation ou une pratique intensive, le JDR c’est de la création à chaud et à la volée ; c’est basé sur l’humain et l’humain est faillible ; et avec l’intensité, l’émotion ou la transe vient aussi la roue libre, l’absence de recul, le truc qui sort sans filtre ou qu’on reçoit sans filtre.

Pour mon cas précis, je pense avoir un peu de bouteille maintenant, en jeu et sur ce système en particulier. Je jouais avec des personnes que j’ai choisies, que je connais un peu en jeu et dont j’aime beaucoup la façon de jouer. Ça ne m’a pas empêchée de faire un gros ravin à la 2e partie, comme je n’en avais pas fait depuis longtemps.

Et j’aimerais insister sur la 2e partie de la leçon : nous sommes faillibles et c’est ok.

Je suis convaincue que personne ne révèle sa nature profonde de salaud total parce qu’il a fait une blague de mauvais goût au mauvais moment, personne n’est une joueuse irrécupérable parce qu’elle a foutu en l’air un scénar il y a trois ans, personne n’est un MJ toxique jusqu’à l’os parce qu’il a joué les illusionnistes un soir où sa prépa lui paraissait meilleure que les propositions des joueuses. Chill.

Je me permets d’insister parce que j’avais suivi avec intérêt un fil sur Casus No à propos de « ce que vous détestez voir à vos tables ». En quelques posts, la conversation avait dévié de « les comportements ou les attitudes que je n’aime pas voir mais que ça arrive à tout le monde de produire » (super intéressant, sans ironie) à « les joueurs qui font ceci, les MJ qui font cela ». Il ressortait globalement de la conversation une tendance à cataloguer les joueuses en même temps que les comportements qui nous déplaisent, comme si c’était une caractéristique des personnes et qu’elle était propre aux autres.

Mais c’est nous les autres. C’est nous un soir où ça veut pas. Ou parce qu’on estime avoir de bonnes raisons de. Ou parce qu’on a pas percuté que. Et ça me paraît important de souligner que c’est totalement ok d’admettre « je n’ai pas su faire ceci ou cela », « je n’ai pas été capable de », « je n’ai pas compris que », « je n’ai pas vu que », et que les personnes avec qui on joue nous aimeront quand même.

 

Leçon n°2 : les règles et les outils ne prennent pas en charge l’échec d’une table

Pour reprendre un point de vue que j’avais évoqué par ici avec Khelren, les outils meta (type carte X ou autre) ne sont pas faits pour prendre en charge la part humaine du loisir. Ce ne sont que des outils, on ne peut pas leur déléguer le fait de faire attention aux autres, de se préoccuper de leur consentement ou de leur amusement. La sécurité, c’est une démarche. Accumuler les outils comme on coche une check-list, ça n’a pas vraiment de sens.

Le 2e point, c’est que ces outils ne cartographient pas tous les types de problèmes. Il y a des cas de malaise qui ne sont pas liés à une thématique mais à la façon de la traiter, par exemple. Ou, pour le cas que je développe ici, au fait de ressentir une impuissance de joueuse contre laquelle je ne sais pas me défendre. Nous avions fait un brief de départ, posé des lignes et des voiles, mentionné la carte X et la possibilité de mettre des « – » dans le tchat pour faire baisser l’intensité, si besoin. Aucun de ces outils ne correspondait au problème qui s’est posé pour moi.

Et, 3e aspect important, parfois le moment douloureux prend la forme d’une déflagration lente et souterraine. Tout le monde n’est pas connecté de la même façon à ses émotions. En ce qui me concerne, j’ai parfois du mal à percevoir ce que je suis en train d’éprouver à un instant T.

Ici, le moment-clef pour moi, c’est le MJ qui annule un move fort. A sa décharge il ne sait pas que c’en est un, et je suis incapable d’insister. A ma décharge la scène est intense et il y a une superposition entre ce que mon personnage prend dans la gueule et ce que moi joueuse je perçois comme annulation de ma création de perso. J’y reviens plus tard.

J’ai d’abord fait un écran bleu (warning), tenté de reprendre pied dans le jeu (au lieu de dire « stop ça me perturbe, on en parle »), accompagné le mouvement jusqu’à la scène suivante (en commençant tout juste à sentir qu’un truc ne va pas), et commencé à verser dans le ravin pendant la scène suivante. Sauf qu’on est à 15-20 min après le moment-clef quand je me rends compte que ça ne va pas du tout… et c’est trop tard pour que je sache comment le signaler et comment en sortir.

Pour l’instant, le seul outil que je connaisse pour régler ça, c’est la pause. Clore la scène, prendre 10 minutes hors jeu pour débrieffer un peu, boire ou faire quelques pas et laisser tout le bazar redescendre. Un peu comme après un tilt en fait.

 

Leçon n°3 : on s’en fout de à qui la faute

Quand quelqu’un rapporte une insatisfaction en Jidérie, j’ai l’impression que beaucoup des personnes qui se penchent sur le problème cherchent à identifier l’élément défaillant à changer. Et parce qu’une partie de JDR est un ensemble ultra-complexe et multifactoriel, on y voit ce qu’on a envie d’y voir.

Je n’ai pas été rapporter mon souci sur un forum ou un groupe facebook, mais j’ai déjà vu passer des diagnostics sur les réseaux qui avaient la forme de « le problème est intrinsèque à tel élément, vire l’élément ou change-le » :

  • « Ok moi à ma table les joueuses qui font leur dramaqueen parce qu’elles sont pas toute-puissantes, elles changent de ton ou elles dégagent. »
  • « C’est du PbtA et ton MJ a annulé ton move ? Change de MJ, le mec il sait pas mener. »
  • « Attends, vous avez introduit un MJ dans un jeu sans MJ ? Non mais ça marchera pas, soit vous revenez aux règles du jeu initial, soit vous changez de jeu, mais là c’est normal que ça foire. »

J’ai l’impression que cette façon de considérer que les éléments problématiques doivent être retirés ou changés, ça peut nous conduire (en tout cas moi) à taire le problème si j’aime bien le jeu, si la table est géniale et le MJ adorable.

Et c’est vrai que j’ai été frustrée d’annoncer un move fort et qu’il n’aboutisse pas, mais je pense pas être une dramaqueen pour autant. C’est vrai que le MJ a d’abord annulé l’effet avant de se demander si c’était un move, mais ça n’en fait pas un MJ irrécupérable pour autant. Et c’est vrai qu’on aurait dû mieux anticiper la façon dont la logique de l’univers et celle des moves risquaient d’entrer en conflit quand on a introduit un MJ dans un jeu pas prévu pour. Mais globalement, le dispositif a joliment fonctionné le reste du temps.

J’ai plutôt tendance à penser que parfois nos échecs sont collectifs. Et que c’est plus difficile mais parfois plus gratifiant de chercher à cerner le problème ensemble et à le résoudre ensemble.

 

Leçon n°4 : il y aurait beaucoup à apprendre de nos échecs, mais c’est pas si facile

Si je prends du recul sur la partie, je peux lister rétrospectivement pas mal de warnings qui étaient là dès le départ et que nous avons instinctivement ignorés.

[attention, j’ai pas mal sur-analysé cette partie, et c’est le moment dissection.]

Le jeu en ligne / le meta

Je connais les autres joueuses via des parties IRL qui ont toutes été super chouettes. Je n’ai pas anticipé que la transposition en jeu en ligne pouvait transformer notre dynamique en profondeur : or, on a beaucoup plus de silences et c’est plus compliqué de savoir où on en est, si l’inconfort est normal ou pas.

On joue aussi sur roll20 où le tchat n’est pas le plus intuitif du monde, et tout le monde ne l’a pas sous les yeux pendant le jeu.

Enfin, on joue avec très peu de meta et une certaine immersion, ce qui rend l’interruption « attends quoi ? je suis pas d’accord là » inenvisageable pour moi pendant les moments forts.

Rien que dans l’interface, on aurait pu prévoir qu’il y avait des contraintes qui rendraient les échanges plus compliqués en cas de besoin.

Pourquoi je me dis ça va passer ? Parce qu’on a des échanges extrêmement bienveillants et adorables en amont, parce qu’on a des outils meta, parce que la plupart du temps dans mes parties en ligne, même sur des trucs un peu tendus, ça passe.

Le dispositif

On joue dans un jeu initialement sans MJ et en même temps on est dans une configuration MJ/PJ : j’y joue en affirmant, en prenant de la liberté dans la narration autour de mon PJ alors que le MJ et les autres joueuses favorisent des interactions plus traditionnelles « est-ce que je peux ? », « je fais ça, qu’est-ce que je vois ? », etc. Premier décalage.

Dans l’interaction « je déchaîne les épines » « non, tu n’as pas ta carte de tarot », deux logiques sont en conflit : la mienne serait « on ne peut pas me refuser un move fort », celle du MJ « c’est moi le garant d’une logique de l’univers et de la magie ». Les deux sont légitimes, et on aurait dû voir venir le truc à des kilomètres quand on a décidé d’introduire un MJ dans le dispositif.

Pourquoi je me dis ça va passer ? Parce que le jeu est très beau et très inspirant, parce que s’amuser à bricoler sur les jeux à l’arrache pour voir si on peut jouer comme ça, c’est un peu un kiff par ailleurs et que la plupart du temps ça roule.

Le playbook

Je joue la Sorcière de la Mort :

Les transitions ne sont pas toujours faciles, mais elles sont souvent nécessaires. Votre magie vient de la régénération. L’ancien et le nouveau se réunissent pour créer ce dont vous avez besoin. Vous vous êtes trouvé de cette façon – à travers un changement qui vous a conduit à ce que vous êtes aujourd’hui.

Le jeu est très poétique et j’ai du mal à savoir si on joue symbolique ou terre-à-terre, mais je prends pour acquis que ma transformation appartient au passé et qu’elle est probablement embarrassante (un move faible consiste à croiser quelqu’un qui me reconnaît d’avant ma transformation).

Or, les autres joueuses me considèrent comme la Mort en personne, la Faucheuse. Le MJ, lui, me considère comme une nouvelle Sorcière en train d’aboutir sa transformation et se découvrir elle-même. On avait ces décalages sous les yeux depuis le début, et dans nos échanges en amont, j’ai dit ok à tout.

Pourquoi je me dis ça va passer ? Parce que je suis fan de ce que font les autres joueuses (leurs PJ, les PNJ, les décors), parce que la plupart du temps ces ajustements sont minimes et finissent par trouver un consensus implicite à la table.

… et au final, ça ne passe pas

La première session a consisté à me confronter à un univers qui me prend pour la Sorcière de la Mort précédente et qui m’invite à me fondre dans ce moule-là. Mon perso n’existe pas encore pour moi que le MJ est en train de le redéfinir à son idée. On débrieffe, et je dis « non non ça va, je vais m’ajuster ».

La 2e session est un retour aux sources : mon PJ revient dans son pays d’avant sa transformation… mais personne ne la reconnaît, une autre porte son nom, sa mère est morte, son père disparaît dans le Néant sous ses yeux. Sans faire gaffe, le MJ efface tout ce qui fait l’autre facette de mon personnage.

Et quand je baisse les yeux sur mon playbook, je me rends compte que plus rien n’est vrai : les infos sont invalides dans cet univers, les moves ne correspondent plus à ce que je fais réellement. A force d’ajustements, j’ai perdu mon perso et je n’ai plus de marge de manœuvre pour avoir un impact dans le jeu.

J’ai pris cet exemple mais j’en ai autant pour d’autres parties qui ont volé en éclat au bout de deux ou trois heures alors qu’on avait tous les voyants au rouge dès le départ.

Pourquoi est-ce qu’on se dit que ça va passer quand même ? Probablement parce qu’il y a aussi de très bonnes choses entremêlées, qui viennent endormir les signaux et qui donnent envie de faire confiance. Et j’ai aussi envie de penser que la plupart du temps effectivement ça passe. Que chaque aspect pris séparément, dans un autre contexte, peut se résoudre facilement ou instinctivement, sans qu’on réalise qu’on vient d’éviter le ravin.

J’ai du mal à formuler la leçon que je tire de ce constat : je me dis qu’il y a plus à apprendre d’une partie qui a foiré que d’une partie qui s’est bien déroulée, mais aussi que nous produisons inconsciemment des prouesses d’adaptation la plupart du temps.

 

Leçon n°5 : remonter le ravin ensemble est gratifiant

Pour ne pas rester sur ce portrait de notre mini-campagne, j’ai envie de mentionner ce qui s’est passé ensuite. Entre la session 2 et la session 3, j’ai été tentée de changer de perso ou d’arrêter là.

Au lieu de ça, nous avons échangé à l’écrit et à l’oral… J’ai essayé de comprendre et verbaliser ce qui avait posé problème, ce dont j’avais besoin pour la suite, et j’ai demandé de l’aide pour remettre mon perso sur des rails jouables. Les autres joueuses et le MJ ont fait preuve d’écoute et de compréhension, de sages conseils aussi. Au passage on a re-précisé la façon dont on voulait fonctionner, en terme de moves, de pouvoir sur la narration, etc.

La session suivante a été magnifique et super émouvante. Parce que l’histoire était belle, certes. Mais j’ai surtout été touchée de voir conjugués dans la partie tous nos efforts pour bien faire, pour signaler aux autres “j’ai entendu, j’essaie de faire comme on a dit”. Comme la sensation d’avoir surmonté une épreuve ensemble, de resserrer les liens.

Au final, je garde de cette campagne un souvenir attendri et un sentiment de profonde reconnaissance envers mes camarades. Merci à eux.

 

crédit photo : Medley & Sky (CC BY-ND 2.0)


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