De ma pudeur 1

En Narrativo-veganie, le fait de parler de sexe ou de désir ou d’amour à la table, c’est un peu une preuve de maturité. Que ce soit dans les échanges ou les appréciations sur les jeux, les pratiques, les podcasts, il y a une certaine valorisation de l’intimité, du fait de jouer des relations amoureuses ou sexuelles. Les jeux à deux ont la cote, les jeux sur les émois adolescents je t’en parle pas, les codes de la romance c’est le kiff, et les scènes de sesque c’est tout-à-fait adulte.

Je trouve certaines explorations fascinantes même si je passe au large. Que ce soit les jalons posés par des GNIstes de l’extrême qui osent se rouler des pelles en vrai (Love is all ) ou jouer nu.es dans un lit (La cigarette après l’amour) ou le transgressif assumé du côté de notre scène punk rôliste (Coelacanthe ou Chevalerie&Sodomie).

Mais je constate un certain décalage entre la promesse d’explorer les possibles dans ces parties que je ne jouerai jamais, et la façon dont on se retrouve souvent à aborder les relations, l’amour, le désir dans mes parties à moi.

J’ai toujours considéré que je saurai jouer ça quand je serai grande en tentant régulièrement de dépasser ce que je voyais comme une limite. Mais il y a eu des jeux, des rencontres, des lectures qui me laissent imaginer un idéal de jeu tout en pudeur. Sans qu’on soit pour autant une déficiente de l’émotion ou un pousse-pion qui fait du wargame.

Ce billet ne se veut pas un absolu, je voudrais juste ajouter une nuance que je n’ai pas tellement vue exprimée à la palette de tout ce vers quoi on pourrait tendre, en terme de relations, de romance ou de sexualité en JDR.

 

A propos de personnages pas-en-couple

[Disclaimer : je suis impliquée dans Dystopia, donc quand je te parle de super bouquins édités par Dystopia, tu es en droit d’imaginer que je ne suis pas totalement objective]

Il y a ce livre de Mélanie Fazi.

Nous qui n’existons pas est une non-fiction, pas vraiment un essai mais plutôt un témoignage sur l’absence du désir de vivre en couple. Une façon de vivre l’amour comme quelque chose d’embarrassant. Une façon de découvrir (malgré la rareté des modèles auxquels s’identifier) qu’on peut s’épanouir seule, vierge, debout, accomplie.

Je t’en conseille la lecture, parce que c’est un texte magnifique et sensible, déjà. Et puis il m’a interpellée sur la façon dont nous abordons souvent les relations dans mes parties (et parce que je ne fais apparemment jamais assez de déminage, je souligne que j’ai dit « souvent » et « dans mes parties », pas tout le temps à toutes les tables de toute la Jidérie).

Dans les films ou les livres, les personnages seuls ont toujours quelque chose qui cloche, quelque chose à cacher. Ils sont immatures ou tordus, ridicules ou dangereux, ou bien la vie les a brisés. C’est parfois le premier indice lâché pour faire comprendre que cette personne « a des problèmes » et une caractéristique régulière des personnages de tueurs en série. En fiction, un individu équilibré vit nécessairement en couple. Chaque personnage seul m’apprend que je suis suspecte aux yeux de l’auteur. Qu’au minimum, j’incarne quelque chose qu’il ne voudrait pas devenir.

(Mélanie Fazi, Nous qui n’existons pas, éditions Dystopia)

On peut se dire que ça va, avec nos aventuriers sur les routes, nos groupes de PJ mercenaires et nos murder hobos, les personnages pas-en-couple en Jidérie on a l’habitude, merci.

Mais au fond, moi pas trop. Je veux dire des personnages pas-en-couple-et-bien-dans-ses-baskets j’en joue rarement. Si je regarde avec un peu de franchise mes archétypes récurrents, ce sont souvent soit des Innocentes soit des Veuves. Des personnages trop jeunes ou trop naïfs pour l’amour (« immatures »), ou des personnages brisés, trop douloureux pour l’amour (« tordus », « dangereux »). Et entre les deux, des personnages qui ne s’aiment pas suffisamment eux-mêmes pour l’amour.

Et si je regarde leur parcours, il y a de très grandes chances pour que mes personnages aient l’opportunité de se retrouver en couple d’une façon ou d’une autre pendant une campagne. Dans mes parties, seule signifie souvent par défaut (pour moi et pour la table) disponible pour la romance ou la séduction.

 

Le féminin d’aventurier c’est vieille fille ?

Une orpheline assoiffée de vengeance, une héroïne unique survivante de son clan, une élue jetée sur les routes pour accomplir un destin tragique ou épique, ça passe encore. Plutôt bien. Mais dès qu’on arrive sur un contexte plus proche de nous (urbain, quotidien ou contemporain) avec des personnages qui ont un métier, un hobby, etc. j’avoue que j’ai plus de mal à envisager une forte proportion de personnages seuls. Et encore moins une forte proportion de personnages féminins seuls.

Ça n’est pas joli-joli pour ce que ça révèle des mécanismes qui tournent à l’arrière de mon cerveau, mais c’est l’occasion d’y penser deux minutes.

Sur une partie mythique d’Itras By qui durait 24h non-stop en table ouverte, j’ai croisé une très belle proportion de PJ féminins joués indifféremment par des joueuses ou des joueurs. Les tables aléatoires de création de perso étant au féminin, ceci explique probablement cela. Mais je dois avouer (et j’en suis pas super fière) qu’à la moitié de la partie j’ai eu un sentiment de « hey mais c’est un festival de vieilles filles ou quoi ? ».

Ça commençait à faire un certain nombre de femmes :

  • d’âge moyen (pas des gamines ni des vieilles) ;
  • célibataires ou en tout cas sans aucune mention de famille ou de couple ;
  • en proie à des ambitions ou des obsessions qui n’avaient rien à voir avec la romance, le sexe, la famille, les charges domestiques ;
  • disponibles pour l’aventure, les situations rocambolesques, le quotidien qui dérape.

Chose tout à fait courante en Jidérie où deux 9 PJ-aventuriers sur trois 10 ont ce genre de profil. Y’a des fois, tu te crois carrément détendue sur un sujet mais tu te rends compte que c’est juste une question de proportions avant que ça se retende. Je vais travailler là-dessus.

Fin de la parenthèse.

 

A propos d’amour comme-on-connait-bien

Ce que les histoires m’ont appris, c’est qu’un récit ne saurait être complet sans que l’amour n’y tienne une place. S’il n’est pas le cœur même du sujet, les personnages seront déjà en couple ou désolés de ne pas l’être. La plus belle chose qui puisse arriver aux héros, c’est souvent de trouver l’âme sœur quand ils s’y attendent le moins. Alors leur vie peut vraiment commencer.

(Mélanie Fazi, Nous qui n’existons pas, Dystopia)

Je trouve ce passage très vrai pour beaucoup de mes parties. Il me semble que c’est notamment un genre d’attendu implicite que les MJ pensent devoir remplir pour satisfaire les joueurs et joueuses : tendre des perches aux PJ seuls, expliciter ou concrétiser des relations qui semblent importantes avec les PNJ. Parce qu’alors on produira une histoire qui vaut le coup.

Il y a aussi des blagues entre joueuses à la table ou des commentaires meta (« j’ai hâte de vous voir croquer la pomme ») ou parfois une question directe (« est-ce que tu as le cœur qui chavire pour ce capitaine ? »), un PNJ qui tente un geste (« elle tente de t’embrasser, est-ce que tu la laisses faire ? ») ou un dialogue pour pousser dans ce sens ou transformer l’essai. Quand c’est juste une perche tendue pour tâter le terrain c’est ok, quand le PJ doit refuser des tirs groupés de propositions ou des sous-entendus récurrents, c’est bizarre. Comme si on tenait à vous « caser ».

Il m’a toujours semblé que jouer mature en Narrativo-veganie, c’était saisir ces perches-là, embrasser ces scènes de dévoilement de sentiments, poser des jalons sur la relation, la nommer ou l’acter jusqu’à l’étape logique suivante, le sexe. Or, parfois, il y a déjà une relation intense en train de se jouer, c’est juste qu’elle ne ressemble à rien. Ou en tout cas pas ça, pas comme ça, pas en l’état. Dans ces moments-là, saisir ces perches ou acter qu’on les refuse c’est être insincère dans les deux cas. Dire « Oui mon cœur palpite pour ce capitaine » c’est faux, mais dire « Non il n’y a rien entre lui et moi » est tout aussi faux. Et dire « Oui mais non, enfin non mais oui », ça n’est pas une réponse.

Mettre des étiquettes sur les relations ou les sentiments, c’est parfois un vrai kiff : poser des marqueurs, s’amuser avec les codes, célébrer un canon esthétique… toi qui as joué à Inflorenza Bridget Jones TMTC. Mais il arrive aussi que ce soit creux et cru.

En explicitant les choses (en tout cas dans mes parties), nous avons une certaine tendance à retomber dans l’ornière de romances comme-on-connaît-bien, c’est-à-dire comme elles sont traitées autour de nous, dans les dizaines de fictions qu’on absorbe. Une façon de concevoir l’amour, le désir, le couple, qui est courante, rassurante, bordée. Mais ce faisant, parfois on affadit ou on rend artificiel ce qui était en train de se jouer.

 

A propos de non-désir et de non-sexualité

Il se trouve que je peux jouer des liens intenses ou indéfectibles entre personnages, plus ou moins sains, d’amitié, d’admiration, de soumission, d’obsession, de camaraderie, de respect, ou même de tendresse… mais très peu le désir, la séduction ou la sensualité. C’est comme ça.

Or, quand on acte une relation intense en général on parle de désir dans la foulée. Éventuellement on suggère du sexe. C’est un peu le pack, tu dissocies pas tu prends tout. Je ne dis pas que j’approuve, mais je constate. D’où le fait que parfois ça ripe : je voulais exprimer de l’attachement, on me remet sur les rails de l’amour ; si j’accepte les codes de l’amour, on traduit ça par du désir ; qui dit désir dit sexe en arrière-plan ou en potentiel. Et alors on se dit que voilà maintenant ça existe vraiment ce truc entre les persos.

J’ai longtemps pensé qu’il fallait que je bosse pour savoir jouer ça pour m’autoriser à jouer ça. Mais au fond, est-ce qu’il n’y a pas une absurdité à embarquer nos personnages dans une spirale qui mène à une scène qu’on ne jouera pas ou qui nous intéresse peu ?

Pour ce que j’en connais en jeu, ces relations trouvent leur aboutissement hors champ, sous un voile pudique, après qu’on ait suggéré qu’il se passait un truc physique… et voilà. Pour ce que j’en connais dans les films ou les séries, une scène de sexe censée sceller la relation entre deux personnages, c’est souvent sans intérêt. Souvent les mêmes plans, les mêmes corps, les mêmes gestes, qui ne racontent rien à part voilà maintenant ça existe vraiment ce truc entre les persos.

Et pourtant toute histoire d’amour n’est pas une histoire de désir ou de sexualité. Ce très beau numéro du podcast Tout le monde sont rôlistes  était consacré aux inspirations qu’on pouvait retirer du film Her pour nos parties. Arjuna évoque cette relation entre un homme et une IA comme « un récit du non-désir et d’une non-sexualité ». Au fond, le personnage principal ne désire pas un autre corps dans sa vie, « mais une envie d’attention, d’acceptation, de compassion… »

Ce qui m’a fait réaliser, entre autres, que l’énorme plaisir que j’ai à jouer des enfants tient beaucoup dans la garantie que toute expression d’affection, d’attachement ou de tendresse sera exempte de désir dans l’œil des autres. Qu’il n’y aura pas de malentendu sur la proposition que je fais et sur où on va avec ça. Ce qui me permet de tout ouvrir et de jouer sur des registres d’émotions que je m’autorise peu avec des personnages adultes.

 

Conclusion à mi-parcours

Je reprécise que je ne condamne pas ni ne rejette nos façons de jouer, nos relations entre personnages ou nos soifs de romance. Je me permets juste de pointer des habitudes, des réflexes, des ornières qui parfois rendent le résultat un peu décevant ou plat ou dissonant.

Et, pour mettre mes deux sous dans l’absurde polémique qu’a pu provoquer un jeu comme Coelacanthe, peut-être que si ces injonctions au couple ou à la sexualité n’étaient pas aussi omniprésentes dans nos vies d’adultes, certaines communautés rôlistes seraient plus détendues avec le fait que c’est ok de jouer sur ces thèmes-là parce que c’est tout aussi ok de ne pas avoir envie de jouer ça ?

C’était un peu le magma préalable à la technique. Je reviens très vite avec du concret.

 

crédit réflexions : Vivien, Felondra

crédit photo : nelio filipe (CC BY-NC-ND 2.0)


6 responses to “De ma pudeur 1

  • Johan Scipion

    Hello Eugénie.

     » le transgressif assumé du côté de Terres étranges (Coelacanthe ou Chevalerie&Sodomie)  »

    Hop, précisions :

    + En fait non, ni l’un ni l’autre n’ont quoi que ce soit à voir avec Terres Etranges. Pour la simple et bonne raison que TE ne publie que du Sombre.

    + Batro a effectivement produit deux suppléments sous licence Sombre, Vertical et Etrange Empire, édités par ses soins sous sa propre marque (BatroGames).

    + Par contre, C&S n’a *rien* à voir avec Terres Etranges ou Sombre. C’est un jeu parfaitement indépendant et autosuffisant.

    + Thomas écrit également des suppléments sous licence Sombre, estampillés  » Millevaux Sombre « , mais eux non plus ne sont pas édités par Terres Etranges. Comme tu le sais, Thomas s’en charge lui-même.

    + Il est vrai qu’il cause de Cœlacanthes sur le forum de TE, mais c’est parce qu’à TE, on est fans de son taf et que donc, on le laisse poster un peu ce qu’il veut chez nous du moment que ça a un rapport plus ou moins direct avec Millevaux, même s’il ne s’agit pas précisément de Millevaux Sombre.

    Tout ça pour dire que le transgressif assumé, on n’a rien contre, surtout quand c’est bien fait, mais qu’en l’occurrence, C&S et Cœlacanthes, c’est juste pas nous.

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    • Eugénie

      Oups pardon, pour moi Terres étranges c’était le forum, je savais pas que c’était surtout la boîte. Du coup je voyais ça un peu comme la scène punk francophone en JDR… Désolée, je rectifie.

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      • Johan Scipion

        « Oups pardon, pour moi Terres étranges c’était le forum, je savais pas que c’était surtout la boîte. »

        À la base, c’était une association, qui a ouvert un forum pour communiquer sur ses activités. Puis c’est devenu une entreprise (un nano éditeur), qui continue à communiquer sur ses activités via ledit forum. Le point est que les activités de TE, autrefois l’assoce, aujourd’hui la boite, commencent et s’arrêtent à Sombre. On ne fait rien d’autre.

        « Du coup je voyais ça un peu comme la scène punk francophone en JDR… »

        Nan, du tout.

        D’abord parce qu’on se considère comme un acteur parmi beaucoup d’autres. On n’a ni envie ni vocation à devenir un exemple, un leader, un porte-parole, une plateforme communautaire ou quoi que ce soit de ce genre. Ce serait arrogant et indu. On n’est pas du tout du genre à vouloir péter plus haut que notre cul. C’est vachement acrobatique, et faut bien avouer qu’on n’est carrément pas doués pour les cascades.

        Comme je le disais, on ne fait qu’un seul et unique truc : Sombre. Ce qui n’empêche pas qu’on apprécie le boulot d’autres acteurs du milieu, tels Thomas ou Batro, avec lesquels on collabore de manière plus ou moins régulière. Mais c’est une collaboration qui commence et s’arrête à Sombre.

        Quant à ce qui est du punk, il y en a effectivement des traces dans Sombre, en particulier dans son mode de production et son esthétique DIY. Mais si tu emploies « punk » pour signifier une sorte de combo provoc’ + trash + cul (je dis ça au regard du thème de ton article), c’est inapproprié.

        Sombre peut être trash et/ou cul, c’est un fait. Perso, je ne conçois pas cela comme de la provoc’. Je pense simplement qu’il s’agit d’un prérequis pour certains sous-genres horrifiques. Mais Sombre est aussi tout public, façon thriller doucement horrifique, voire horreur pour les enfants. J’ai consacré un numéro entier au jeu en famille, dans lequel j’ai publié un scénar pour les gamins de 7 ans.

        Ce grand écart s’explique par le fait que Sombre est générique horrifique, c’est-à-dire qu’il ambitionne d’embrasser tout le spectre de l’horreur ludico-cinématographique, qui est *vachement* large. Pour le coup, ça revient pas mal à essayer de péter plus haut que mon cul, mais sur ce point précis, j’assume complètement. Et même, je travaille numéro après numéro à gagner en souplesse ludique pour relever ce que je considère comme un vivifiant challenge intellectuel et rôliste. Cette histoire de généricité horrifique me passionne !

        « Désolée, je rectifie. »

        Merci tout plein.

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