Anarchie en Jidérie 1

Mon année rôliste a commencé par un atelier à La Boîte à Chimère, et c’était super chouette. Les rôlistes présents étaient parfaits et la V2 de l’atelier Présenter son personnage déchire. Ils ont fait des trucs de foufou, j’ai même réussi à pas m’excuser d’être là. C’était ma-gique. Prochaine étape : Eclipse à Rennes !

Côté blog, je me permets de dévoyer cette rubrique Les invités d’Eugénie qui prenait la poussière pour republier une discussion croisée qui était initialement parue dans le Di6dent n°14 il y a un peu plus d’un an. Di6dent a annoncé récemment qu’ils fermaient boutique mais les numéros sont encore trouvables en pdf.

Dans cet article, Khelren et moi abordions la question de la politique autour de la table. S’il est besoin de situer, Khelren c’est le mec qui, quand il n’est pas les deux mains dans le cybercambouis de The Sprawl, joue les vedettes sur 2D6+Cool ou crée des jeux à retrouver sur son Tipee.

Merci à lui et à Di6dent de m’avoir très gentiment donné leur permission pour republier cet article par ici.

Savoir se tenir à table

La politique, ce n’est pas qu’incarner des dirigeants, gouverner des empires ou manigancer des intrigues. Dans son sens premier, la politique consiste à s’intéresser au fonctionnement et à l’organisation d’un groupe. Cela peut être aussi large qu’une cité ou un pays, certes, mais une table n’est pas dépourvue du besoin de vivre intelligemment en société.

Discussion croisée entre Eugénie du blog Je ne suis pas MJ mais… , une joueuse qui s’intéresse à ce qui se passe autour de la table du côté de l’écran où se trouvent les PJ, et Khelren, auteur de JDR.

 

La soif de contrôle

Khelren : Je vais crever l’abcès tout de suite. Une idée insidieuse rôde à nos tables de JDR. Chacun serait là pour son propre plaisir et tant pis si ça ne plaît pas aux autres. On a déjà entendu les formules du type ‘Je joue juste mon perso de manière cohérente’ ou ‘Faut pas le prendre aussi mal, c’est pour rire’.

Et puis on constate souvent un rejet de la responsabilité sur le MJ. Après tout, s’il y a eu problème, c’est que c’est le MJ qui n’a pas su le gérer. Ou le jeu : le jeu n’a pas érigé des protections (des règles ou des mécaniques) pour empêcher le joueur d’être un odieux connard, donc ça signifie que c’est autorisé.

Or, il va falloir que les joueurs acceptent que tout le monde autour de la table est responsable, joueurs, MJ. Si la partie est bonne ou mauvaise, la raison en incombe à chacun. Après tout, on joue tous ensemble à la même table, non ?

 

Eugénie : On joue tous à la même table, oui. Mais tous ensemble ? Je ne sais pas si c’est si évident. Je pourrais évoquer des choses très utopiques à propos de vivre ensemble, de jouer ensemble, de contrat social, etc. Mais en réalité, si nous voulons parler de politique à nos tables, parlons directement de pouvoir, de négociations et de rapports de force. Car nos tables peuvent passer de l’utopie à la guerre civile, ou inversement, et ce quel que soit le système utilisé.

Qui est en contrôle ? Il arrive régulièrement que les tables souffrent d’autocratie. Ça nous est arrivé à tous j’imagine. En tout cas je sais que comme joueuse je suis passée par là. Chacun veut avoir l’ascendant sur la table et la fiction, ou ressent le besoin d’être en contrôle pour sécuriser son personnage, sa préparation, le scénario, etc.

C’est malheureusement un phénomène qui s’auto-alimente : le MJ argue de sa position de garant des règles et de l’univers, alors que les joueurs s’assurent un espace de liberté par la transgression, tout en refusant les conséquences. Typiquement, la team de murders hobos qui débarque en ville et rit au nez du monarque local, provoque les représentants religieux et s’en va en crachant sur les tapis. On en arrive à l’image du MJ sadique ou manipulateur, et des joueurs dits ‘difficiles’ ou incontrôlables, qui a marqué pas mal de rôlistes apparemment.

 

Khelren : Personnellement, je préfère voir cet aspect sous une lumière plus conviviale, plus tournée vers la discussion et le compromis. Cependant ça m’évoque une sorte de lutte des classes entre la bourgeoisie des auteurs, les MJ qui se considèrent comme faisant partie de cette élite et qui trahissent pour ce faire leur table, et les simples joueurs qui sont la dernière roue du carrosse. Et tout cela est enrobé de défiance et de paranoïa les uns envers les autres.

Ainsi, certains MJ voient les PJ comme des empêcheurs de jouer son scénario en rond, et certains joueurs voient les auteurs comme perchés dans leur haute tour d’ivoire. C’est difficile de savoir si cette guéguerre est en voie de résorption, mais comment faire pour que ça aille mieux ? Une des solutions serait-elle le debriefing, savoir accepter les critiques des autres – pas seulement critiquer la maîtrise du MJ, mais également le jeu des joueurs, entre joueurs – afin de s’améliorer.

Mais le problème, c’est que dire cela signifie pour certains joueurs qu’on juge les autres ; le JDR ne serait alors plus un loisir et deviendrait une compétition. C’est que devenir meilleur sous-entend qu’on peut être mauvais. Et c’est impensable. Mieux vaut fermer les yeux !

 

Eugénie : Un aspect intéressant dans la lutte des classes dont tu parles, c’est que les joueurs sont au centre des discours, mais leur point de vue et leur parole en est relativement absente. C’est en train de changer, mais lentement. Auteurs et MJ se sont opposés au nom de l’intérêt des joueurs, les uns prônant l’égalité devant la règle et ramenant les MJ au rang de joueur comme un autre ; les autres prétendant privilégier l’humain, le sur-mesure, l’appropriation du jeu par la table. Or, si on gratte sous les bonnes intentions, on retrouve à mon avis une lutte pour le contrôle des parties, dans lesquelles les joueurs n’ont de position que celle qu’on a prévue pour eux.

J’ai parlé des rapports de force qui dégénèrent à la table, avec des exemples surtout issus des jeux traditionnels, parce que les pouvoirs et contre-pouvoirs peuvent y être facilement viciés. Mais ça n’est pas forcément plus joli du côté des jeux dits forgiens. Quand on parle de jeux sans MJ, on parle régulièrement de jeux ‘anarchistes’. Je ne suis pas tout à fait d’accord, dans la mesure où ces jeux s’appuient sur des règles fortes, souvent établies par une personne seule, qui contraignent les joueurs (pour créer de belles parties, certes). Or, l’anarchie, ce n’est pas le Code Civil, c’est l’autogestion.

Tu demandes ‘que faire pour que ça aille mieux ?’ De mon point de vue, pour les MJ et les auteurs, ça serait lâcher prise. Laisser les joueurs s’approprier le matériel quitte à le détruire, accepter qu’on puisse déplacer la focale du jeu écrit (livre, règles, scénario) vers la partie jouée, et accepter les joueurs comme égaux et co-auteurs de ces parties. Bref, leur remettre entre les mains des responsabilités sans garde-fou, en confiance.

Pour les joueurs, ça serait jouer pour mériter cette confiance, s’interroger sur nos pratiques, prendre du recul et produire les outils théoriques qui nous manquent.

 

Khelren : J’avoue qu’en tant qu’auteur de JDR, je suis fortement tenté de dire que c’est mon job à moi, à la base, d’écrire une règle de jeu, et de tout faire pour que la partie se déroule bien. Et en effet, le passage de la responsabilité du MJ à l’auteur a dû être fortement influencé par The Forge. Que les joueurs puissent changer les règles, dans l’absolu, pourquoi pas… mais en pratique vont-ils faire de bons choix de modification ? Ne vont-ils pas faire empirer les choses ?

Ce n’est pas parce qu’on est rôliste, même depuis vingt ou trente ans, que pour autant on est capable de réaliser qu’il y a un problème à la table. Et encore moins de savoir en parler, et de savoir le résoudre. D’autant que parfois, le problème ne provient pas des règles et le remède ne trouvera pas son origine dans les règles.

 

Eugénie : Juste pour terminer sur la lutte des classes, je voulais évoquer également les joueurs ‘traîtres à leur classe’, qui se pensent en critiques de game design plutôt qu’en joueurs, et qui en oublient de jouer pendant les parties pour se demander plutôt si telle mécanique est pertinente ou si elle sert correctement l’intention de l’auteur… C’est à croire que juste jouer n’est pas intéressant.

 

Je coupe ici parce que c’est déjà long, mais la suite arrive tout bientôt. Reste tuné.e !


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