Les propositions 1

divergence

A la fin de la série Concéder, j’avais posé (attention spoiler) : dans le doute, et dans l’optique de choisir des conflits qui aient du sens, je dis ok j’accepte, du moment que ce qu’on me propose est acceptable. Sauf que des fois c’est pas toujours bien clair ce qu’on me propose et c’est pas toujours bien clair ce que signifie accepter.

Du coup, la question qui m’occupe depuis plusieurs mois et que je n’arrivais pas à mettre à plat concerne ce que j’appelle un peu maladroitement les propositions. Je sais que le terme est déjà largement utilisé en jdr et peut-être pas exactement dans le sens où moi je l’entends. Néanmoins je n’en ai pas de meilleur.

Autant dire qu’on est pas rendus.

 

1. Proposer sur plusieurs niveaux

Comme je l’ai déjà indiqué précédemment, je ne joue pas exactement la volonté de mon personnage, ni son intérêt à lui, je ne le protège pas envers et contre tout, je ne cherche pas à lui faire surmonter les obstacles à tout prix… mais je joue sa présence à la table. Plus je peux l’épaissir et l’investir, mieux je profite de l’expérience. Et pour y arriver, j’ai besoin de donner à voir son intériorité, ses pulsions, ses facettes, son caractère, son comportement. J’ai besoin de mettre en scène ces aspects par des postures, des attitudes, un discours, des actes.

Mais au fond, je n’ai pas besoin que ses actions ou ses intentions aboutissent.

Pour reprendre un exemple volé à cet excellent billet par ailleurs :
Personnage A : – J’ai amené l’éléphant
Personnage B : – Pour le castrer ?
(oui bon)
La joueuse B fait en réalité deux propositions :
Niveau 1 « on va castrer l’éléphant ».
Niveau 2 « mon personnage parle de castration ».
La joueuse A peut refuser l’une tout en validant l’autre : Non on ne castre pas l’éléphant, on ne castre rien du tout d’ailleurs, ni personne, arrête de regarder le stagiaire comme ça… Elle refuse de castrer l’éléphant, mais elle rebondit sur le fait que le personnage parle de castration, et la fiction va en être impactée.

Contredire un personnage n’est donc pas forcément refuser une proposition.

Pour revenir à un exemple moins WTF :
Dans une situation de guerre, un pj colonel ordonne l’assaut en dépit du bon sens.
Si un pj lieutenant se braque en s’exclamant : Mais c’est complètement con, on ne peut pas faire ça ! Le personnage contredit son supérieur et le joueur contredit la proposition (qui pourrait être « on est à l’armée, en situation de guerre, les ordres sont stupides mais la hiérarchie passe avant tout »).
Si le pj lieutenant baisse la tête et dit sourdement : Sauf votre respect, colonel, je crois que c’est pas une bonne idée, il contredit le personnage mais il valide la proposition par son attitude…

Quand l’intention de mon personnage et la mienne ne sont pas parfaitement alignées, il y a quelque chose qui se dissimule sous ce qui est verbalisé. Une intention de jeu, qui est rarement explicite, et qui est une source de malentendus assez récurrents, en tout cas à notre table.

Pour la petite histoire, j’ai été casser les pieds de toute la crème du gratin du jdr présente aux Utopiales cette année avec mes histoires de castration et d’éléphant, ce qui m’a assuré une réputation euh… je veux dire à côté, le gravier ça va c’est presque classe. Et devine quoi, j’ai même obtenu des réponses.

C’est Mangelune qui a dégainé le premier avec ce très chouette article, qui poursuit sa passionnante série sur le méta en jdr.  Et il semblerait que du côté de Radio Rôliste, Wenlock et Julien sont actuellement en train de plancher un Carnet ludographique sur la question. Restez tunés.

En attendant, j’apporte à mon tour des réponses plus à mon niveau, c’est-à-dire du côté du bon sens près de chez Eugénie.

 

2. Etre clairs sur le cadre

Il y a des choses que je peux faire et d’autres que je ne peux pas faire dans la partie qu’on joue. Je ne parle pas ici des limites dues à la sensibilité des autres joueurs, mais vraiment des bords du cadre : si on joue la Team de pj, et que mon voleur se tire avec la caisse du groupe (kiss kiss Mangelune) j’en franchis une ; si on joue du huis-clos et que mon pj va pour sortir de la zone, si on joue loyal bon et que mon pj tient à torturer un possible indicateur, si on joue du jeu à mission et que mon pj refuse de s’engager, j’arrive au bord du cadre.

Si ces limites sont claires et que je me jette ouvertement dessus, il y a de grandes chances pour que je veuille que les autres joueurs (MJ compris) empêchent mon pj de les franchir.

Mais pourquoi elle fait ça ? Parce que ça génère de la tension, du jeu, du drame. Parce que mon personnage existe quand il cède à des pulsions qui sont les siennes, et parce que parfois j’ai besoin qu’on m’aide à le canaliser.

Sur une Murder Party jouée avec des camarades improvisateurs, nous avons eu un coup de chaud quand un pj, apprenant que sa femme (pj) l’avait trompé avec un ami à lui (pj aussi), s’est emparé du couteau qui avait servi à trancher la pastèque pour se jeter sur lui.
Je précise : nous sommes dans un jardin, un vrai jardin. Il n’y a pas de couteau en mousse, ni d’accessoire qui symbolise un couteau. Il n’y a que ce vrai couteau qui n’en demandait pas tant. Il n’y a pas de shi-fu-mi ni quelque règle que ce soit en cas de combat (c’est une garden-party !). Si le joueur arrive au contact, soit la fiction est brisée parce qu’il ne peut pas porter le coup, soit nous avons potentiellement un accident.

Pourquoi ce joueur prend-il ce couteau ? Pourquoi se permet-il de foncer avec sur son rival ? Parce que nous sommes entre improvisateurs, et même pas n’importe quel type d’improvisateurs : c’est un groupe très particulier sur le plan de la confiance. Le joueur sait pertinemment qu’il n’arrivera pas au contact. Et en effet, quatre autres pj s’interposent, le désarment très vite (il concède tout de suite pour ce qui est de lâcher le couteau) et tentent de calmer les deux rivaux, qui eux en profitent pour s’engueuler de plus belle, se provoquer, faire monter la pression.

Cet exemple est assez limpide parce qu’il touche à des évidences : évidemment, quoi qu’en disent les personnages, les joueurs ne veulent pas réellement se blesser entre eux, et évidemment les autres joueurs en jeu ne peuvent pas laisser ça arriver.

Mais finalement, en jdr il y aussi a quelque chose de cet ordre-là : où sont les lignes à ne pas dépasser ? et si je me dirige vers elles qui sera assez à l’écoute pour m’en empêcher ?

 

3. Ecouter / reformuler

Je crois que ce qu’on appelle l’écoute, en improvisation théâtrale, consiste exactement à faire attention aux propositions sous-jacentes. A une table de jdr, je peux appliquer la chose de façon très concrète à la manière d’une chauve-souris : j’envoie mes propositions, et si ça revient de travers, si la réaction des autres joueurs est déconcertante, bizarre, inattendue… il y a de grandes chances pour que je n’aie pas été comprise.

J’ai la chance d’avoir pour MJ régulier quelqu’un dont le métier consiste entre autres à animer des tables rondes, c’est-à-dire à amener ses invités à accoucher de ce qu’ils veulent vraiment formuler, et à dissoudre les oppositions entre intervenants par la reformulation pour faire avancer le débat. C’est extrêmement précieux en jeu. Mais je pense que c’est un rôle dont je peux le soulager si je fais ma part, si j’apprends moi-même à percevoir quand je n’ai pas été comprise et à reformuler mes propositions pour les rendre claires.

Exemple sur une table d’Inflorenza en mode Carte Rouge (sans MJ) : Mark est un pj qui vient de s’introduire dans une station service, armé. Sybil est mon pj, une garde-chasse qui était à l’intérieur et qui vient de le shooter à l’épaule.
Sybil : Je le désarme et je fais glisser son arme à l’autre bout de la pièce.
Mark : Ah non, je ne lâche pas mon arme.
Premier réflexe (pourri, mais humain) de ma part, passer en force : Attends, t’es touché à l’épaule, tu pisses le sang et tu vas tourner de l’œil, bien sûr que je te prends ton arme.

Mais je ne voulais pas lancer la mécanique de résolution de conflit (je venais de commencer mon tour) ou planter la scène en discutant du réalisme supposé de la situation. Donc je me suis obligée à reformuler/développer un peu pour proposer un compromis : Par contre tu peux très bien avoir récupéré ton flingue dès que j’ai eu le dos tourné, ça ne me dérange pas.

Finalement nos propositions n’étaient pas contradictoires. Moi je voulais mettre en scène « j’assure la sécurité » (et le geste me suffit, le résultat je m’en fiche) et pas « je veux que tu sois vulnérable ». L’autre joueur voulait acter « je suis armé » pour la suite, mais pas forcément « je refuse de lâcher mon arme ».

 

4. Limiter les parasites

Dans le même ordre d’idée, prêter attention à la formulation de ma proposition (ou à la façon dont les autres formulent les leurs) pourrait éviter de planter des scènes sur un roleplay mal dosé.

Un exemple tiré de notre campagne d’enquête FBI/Weird : Levin est un pj agent du FBI ; Minelli est mon pj (le boss de Levin).
Levin (agressive) : Qu’est-ce que c’est que ce merdier ? Qu’est-ce qu’il nous cache, O’Bannon ? Elle sort d’où sa source ?
Minelli (rude) : C’est vraiment une journée pourrie Levin, j’ai pas besoin de ça. Retournez sur le terrain, trouvez-moi quelque chose et qu’on en finisse.

Sur le papier, ça va encore. A la table, c’est mitigé cochon d’inde, on fait une pause et on se reproche mutuellement l’agressivité de nos persos. Ce qui ne résout rien, en réalité. Parce que sur la première phrase, le joueur de Levin pensait proposer « Levin se méfie de O’Bannon » et que j’ai entendu « Minelli se fait recadrer par une subalterne ». Et sur la réponse, je pensais proposer « je te rappelle que je suis ton supérieur » et le joueur qui joue Levin a entendu « je refuse de t’écouter ».

Ce malentendu-là, il m’a fallu plusieurs semaines pour le comprendre.

Je prends ma leçon, même si elle est tardive : limiter au maximum l’agressivité de mon pj (dans ses attitudes, dans le ton de ma voix, dans la description de ses actes) si ça n’est pas ce que je veux mettre en scène. Si je suis agressive, les autres joueurs n’entendront que ça et toutes les autres propositions seront parasitées.

 

En tant que joueuse, à partir du moment où je ne joue pas strictement la volonté de mon personnage (ou si mon personnage n’incarne pas exactement ma propre volonté), je me rends compte que j’ai un effort à fournir pour énoncer des propositions claires et perceptibles par les autres joueurs, et un effort d’écoute à fournir pour percevoir de mon mieux leurs propositions, qui peuvent être contradictoires avec ce qu’énoncent leurs personnages.

Après, il y a la question de l’acceptabilité. Et de l’acceptation. Lâchez-moi pas, j’y arrive.

crédit photo : Thomas Leth-Olsen (CC BY-SA 2.0)


2 responses to “Les propositions 1

  • Julien Pouard

    Comme d’habitude, excellent billet, ça inspire et renvois à des réflexions passionnantes. Cette question est d’ailleurs tellement inspirante qu’elle a engendré une idée de jeu chez moi. Probablement mon prochain projet ! Bon ma reflexion a évidemment dévié vers des considérations un peu différentes, qui rejoignent en fait certaines considérations que Brand avait évoqué ici : http://www.tartofrez.com/la-narration-par-la-mecanique-1/.

    Comment communiquer ses intentions, clarifier ses propositions grâce au système de résolution d’un jeu. Une discussion avec Mangelune et Thomas Munier n’est d’ailleurs pas étrangère à ce projet… Qui sait s’il verra le jour, mais si c’est le cas, y’aura forcément une dédicace pour Eugénie les bons tuyaux !

    Aimé par 1 personne

Laisser un commentaire