Des tandems de MJ

Sans aucune introduction, sache que Cités abîmées de Côme Martin est chez l’imprimeur, en phase de publication imminente et de précommande dédicacée sur le site des éditions Dystopia. C’est le 3e jeu de la collection Jydérie, il coûte pas (si) cher et il est magnifique, ça serait dommage de te laisser passer à côté ! [Sache aussi que je participe à sa publication et que donc je ne suis pas totalement objective sur le sujet.]

Cités abîmées parle de Voyageurs qui arrivent à la gare pour mener leurs affaires dans la Cité : retrouver quelqu’un, faire reconnaître leur talent, faire expertiser un objet, etc. Mais la Cité a un problème, que ce soit le bruit qui y est assourdissant, les habitants qui deviennent peu à peu des automates, ou encore l’inspiration qui a déserté l’endroit. Et personne ne peut le résoudre à moins d’un lourd sacrifice… idéal pour des Voyageurs qui ne sauraient pas encore bien dans quoi ils mettent les pieds !

Quand je présente le système de Cités abîmées, je parle surtout des cartes à jouer et des tables aléatoires : elles déterminent l’élément de décor ou le figurant qui sera au centre de la scène, et les possibilités des joueurs et joueuses de refuser des concessions et compromis, ou de cadrer eux-mêmes des scènes qui mettront au centre ce qui intéresse leur Voyageur. Les cartes matérialisent le plan de la Cité sur la table et les « réagencements » qui peuvent venir modifier complètement une scène sous les yeux des personnages, quand une carte vient en recouvrir une autre.

Mais je parle plus rarement d’une originalité du dispositif, qui m’a permis de jouer de très, très chouettes parties. Côme laisse la possibilité à la table de déterminer si la Cité sera jouée par une seule joueuse ou plusieurs. Et mes meilleures expériences ont été sur le mode 2 MJ/2 PJ ou 2MJ/1 PJ. Surnombre ou égalité de MJ, en quelque sorte.

Et je pense que ça n’est pas un hasard, parce que ce dispositif-là correspond très bien à la thématique et à la forme du jeu.

La Cité est multiple

Avec Weird, j’ai découvert le chœur de MJ face à un protagoniste solitaire, qui fait surgir un fantastique très particulier, à la lisière d’une réalité cheloue, du lent pétage de plombs et de l’atroce solitude.

Dans une partie de L’Horloge du Diable, notre trio d’enquêteurs s’est retrouvé face à un tandem de MJ chargés d’interpréter les témoins, les collègues, les suspects… Le jeu fonctionnant énormément sur de l’interrogatoire minuté, se répartir des rôles (l’un pour les dialogues pendant que l’autre gardait l’œil sur le temps) permettait de souligner des moments d’immersion dans une scène et le couperet du chrono.

Dans Cités abîmées, les bâtiments, les quidams, les enfants ou les fonctionnaires, et même les arbustes du parc municipal et les oiseaux de la place centrale… chaque élément de décor est un morceau de la Cité qui peut essayer de dire « viens par là, s’il te plaît ». Jouer à deux MJ permet de produire une Cité qui ne soit pas univoque, un esprit de ruche parfaitement unifié, mais plutôt de l’ordre du fourmillement et de la profusion. J’ai beaucoup aimé la surprise de découvrir ce que mon camarade de Cité apportait en jeu sous mes yeux, souvent des éléments auxquels je n’aurais pas pensé, parfois pour le meilleur et parfois pour le pire (car oui, parfois on ne se comprend pas, hey ça arrive).

Se passer le relai

C’est un lieu commun rôliste que de dire « j’aime être surprise par mes joueuses », mais avoir à la fois toute l’autorité narrative d’un MJ et se faire surprendre par un ou une égale n’a pas la même saveur.

Dans Cités abîmées, on cadre chaque scène autour d’un focus déterminé par une carte à jouer. Notre main ne nous permet pas toujours de jouer ce qu’on avait en tête, et il n’est pas toujours facile de proposer une situation fertile au premier abord.

En effet, il y a une tension entre « où veulent aller les Voyageurs » (ou même « où va cette histoire ») et les endroits suggérés par les cartes que la Cité a en main. Sur le chemin de la gare à l’hôtel, les Voyageurs peuvent tomber sur… [as de trèfle = banque] le tournage d’un braquage à la banque centrale, et ça n’était dans les plans de personne à la base. Et il y a aussi une difficulté à proposer une situation intéressante à partir d’un lieu ou d’un figurant : une rencontre qui fait avancer les choses dans un sens ou dans l’autre, qui amène les Voyageurs à agir ou qui réclame leur intervention.

Ce que j’aime dans la dynamique du jeu à deux MJ c’est que je peux commencer à cadrer une scène et laisser à mon camarade le soin de l’emmener quelque part. Et j’aime beaucoup prendre le temps de poser une ambiance et voir mon camarade l’investir pour proposer un déséquilibre ou une amorce intéressante. Et vice versa, je peux le laisser cadrer posément, en guettant moi-même le bon moment pour faire entrer en scène cet impresario intrusif qui ne cesse de suivre les Voyageurs pour leur proposer ses services en échange de leur talent…

Outre les questions d’inventivité, ces entrées intempestives et ces relais permettent de rythmer les scènes, mieux que je ne saurais le faire toute seule.

Jouer sur la richesse des détails

Et ces temps de réflexion en pointillés sont super importants pour jeter un œil aux fiches de Cité et de Voyageurs. Elles sont sobres, mais tous les éléments sont importants pour donner de l’étoffe à ce voyage.

Ça vaut toujours le coup de relire rapidement les rumeurs à propos de la Cité pour les réintroduire à un moment ou un autre. Mais aussi de passer en revue les réminiscences des Voyageurs pour éventuellement leur en renvoyer un écho dans un détail de la scène. Ou encore de se rappeler leur but secondaire pour leur proposer une opportunité de les réaliser s’ils commencent à douter de leur bon accueil dans la Cité. Ou enfin de faire réagir des figurants à leur particularité et leur trait de caractère.

Je me rends compte que dans une partie qui a moins bien marché, j’avais petit à petit occulté ces éléments-là, y compris le besoin de la Cité, pour me concentrer uniquement sur la quête des Voyageurs. Parce que quand je joue, que ce soit côté MJ ou PJ, j’ai un peu tendance à tout oublier et à me laisser porter par la scène. Avoir un camarade de Cité qui vient soudain rappeler que le Voyageur a fait une bringue de tous les diables la veille et que le groom de l’hôtel s’en souvient très bien… c’est super précieux pour donner un peu de profondeur à sa visite.

Et souvent, il y a une répartition spontannée de ce qui nous intéresse, des motifs qu’on aime ramener dans le champ et qu’on va prendre en charge officieusement. Ce qui permet là aussi d’enrichir des scènes plus sûrement que si j’étais seule à faire le boulot.

On peut penser au jeu sans MJ de type Belong Outside Belonging comme Bois Dormant de Melville, où les joueuses ont en charge à la fois un personnage et une thématique du décor. Mais dans Cités abîmées, le goût très particulier de l’asymétrie MJ/PJ demeure. Ce qu’on joue à deux, ce sont des propositions à destination des Voyageurs, pour les intéresser, les séduire, les entraîner à l’intérieur de la Cité et de son dysfonctionnement.

Apartés et petits papiers

Et cet aspect d’un jeu à deux à destination des Voyageurs produit une forme de complicité-pour-faire-plaisir que j’aime beaucoup, dont j’avais parlé avec Weird.

J’ai joué cet été une partie de Ravenloft en mode mi-DD5 mi-murder party (!) avec apartés en pagaille et farandole de petits papiers glissés au MJ. Ce n’est pas un mode de jeu dont j’ai l’habitude (et j’ai adoré) et ça m’a fait prendre conscience que dans le jeu à 2 MJ, on a aussi ces échanges en apartés et ces passages de petits papiers, non pas entre un PJ et le MJ mais entre camarades MJ.

Car les MJ jouent aussi, et ils ne jouent pas en transparence. Que ce soit partager un doc juste entre nous pour du jeu en ligne, des petits signes pour se dire « on joue cette carte ou celle-là ? », « tu veux y aller ? », « j’ai une idée ! »… des petits papiers pour se donner des suggestions ou carrément un aparté ostensible pour décider ensemble de où emmener cette histoire.

Et puis parfois on ne se concerte pas, la complicité passe autrement. Par une forme de confiance, de ping-pong dans les descriptions, dans l’interprétation des figurants. Que ce soit pour jouer la surenchère et escalader jusqu’au surréalisme, ou plus sobrement pour avoir toujours un camarade de Cité dans le dos des Voyageurs s’il leur prend l’envie de tourner les talons.

Voilà pourquoi je suis toujours dans l’équipe où on est plusieurs… Et pour moi qui je ne suis pas une grande fan de la maîtrise, prendre place dans un tandem de MJ c’est parfait !


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