Un billet que j’essaierai de mettre à jour au fur et à mesure, pour centraliser des infos, ressources et retours sur les jeux de la collection Jydérie.
Dans ce jeu sans MJ, on incarne les piliers d’une communauté pacifique dans une mégapole décimée et isolée, alors que la plupart des habitants sont tombés dans un étrange coma. Les personnages font partie de ceux qui sont restés quand le blocus gouvernemental s’est refermé. Loin de l’agitation du monde, ils essayent de construire une société nouvelle.
C’est un jeu pour 3 à 5 personnes qui se joue avec une économie de jetons de couleurs.
Il s’inspire du JDR Dream Askew d’Avery Alder, de la BD DMZ de Brian Wood, et de l’essai L’entraide, l’autre loi de la jungle de Pablo Servigne.
Un jeu poétique pour deux personnes, qui se joue sans dés et sans préparation. L’une y incarne le Mage, qui explore des ruines afin d’aboutir la quête de toute une vie. L’autre incarne l’Image,qui décrit les ruines en proposant des mystères, des décors intrigants et des questions sans réponse.
Le jeu fonctionne avec des règles verbales, des symboles qu’on crée ensemble et phrases imposées.
A l’envers du livre, on trouve La Clé des songes, une variante pour jouer à trois dans un univers onirique.
Où trouver les jeux
Vous pouvez trouver les livres en rayon dans les librairies et boutiques suivantes :
3e et dernier volet du Podcast Scénique, enregistré en 2020 en compagnie de kF et Nando, à propos de la légitimation d’un média, où nous avions comparé l’histoire du cinéma et celle du jeu de rôle. L’enregistrement ayant pâti de plusieurs problèmes techniques qui ont rendu l’écoute peu confortable, en voici la transcription écrite.
kF : Et bonjour à toutes et à tous, on se retrouve pour la 3e partie du podcast sur le cinéma et la maturation du JDR. Et une fois de plus, Nando je te laisse mener la danse…
Nando : Oui, on en était au moment où les américains avaient compris que pour faire un pas important pour la légitimation du cinéma en tant qu’art il était nécessaire de le doter d’un langage à lui spécifiquement, une grammaire propre au cinéma. Bien sûr avec des influences qui venaient des autres arts (du théâtre, de la peinture, etc.) mais il lui fallait une grammaire à lui. C’est un peu ça le grand pas qui a eu lieu aux Etats Unis entre 1914-1916. Et en Europe et en France ça explose comme une vraie révolution. C’est à ce moment-là que des théoriciens comme Calmudo (un théoricien italien mais installé en France) invente la notion du cinéma comme 7e Art. Un autre art, pas assimilable au théâtre, mais quelque chose de nouveau, de différent, et qui va au-delà de tous les autres arts.
Les années 20, les cinéphiles et les avant-gardes
où Nando évoque la génération cinéphile des années 20, qui ouvre des lieux, fonde des revues, produit des films, des critiques et une réflexion sur le cinéma en tant qu’art ; et où Eugénie répond sur la difficulté qu’a le JDR à s’assumer comme un art
Nando : C’est à ce moment-là aussi que se constitue en France toute une génération de cinéphiles, on peut le dire, de groupes de gens qui aiment le cinéma, qui aiment ce cinéma des Etats Unis avec ses nouveautés linguistiques. Parce qu’à ce moment-là le cinéma américain n’est pas le cinéma américain comme aujourd’hui, mais il porte la nouveauté d’un art qui s’exprime avec son propre langage. Cette génération est une génération de critiques, de théoriciens, mais aussi de cinéastes. Comme Louis Delluc, Emile Guilermose Germaine Dulac, Léon Moussinac, Abel Gance, Jean Epstein, Marcel L’Herbier… ce sont à la fois des critiques qui fondent des revues sur lesquelles ils écrivent, ils parlent entre eux et fondent des lieux pour parler du cinéma qu’ils aiment et qu’ils appellent des ciné-clubs.
Ils inventent aussi toute une nouvelle terminologie : notamment ciné-club, cinéphile… sont des mots qui apparaissent à ce moment-là. Louis Delluc invente ce mot pour définir cette nouvelle figure des gens qui aiment ce cinéma (c’est-à-dire le « vrai » cinéma, le cinéma comme un art qui peut s’exprimer avec ses propres moyens). Un autre mot qui naît à ce moment-là est photogénie, par exemple. Le concept d’être photogénique, c’est-à-dire d’apparaître bien à l’écran et être capable d’être capté par l’appareil de prise de vue…
[AJOUT A LA TRANSCRIPTION : aucune de nous n’a pensé à mentionner que le terme “rôliste” apparaît pour la première fois dans la revue Casus Belli, puis est déposé par Pierre Rosenthal, qui paie ce dépôt chaque année pour éviter que le terme ne soit récupéré et privatisé.]
Toute cette génération des années 20 se met un peu en travers de l’industrie cinématographique française théâtrale, comme j’essayais de la définir avant. Et se noie dans la nouveauté du langage cinématographique. Et porte ce langage pour ses propres réflexions dans ces cercles privés, les ciné-clubs, et porte la réflexion sur ce langage vers l’avant-garde. Et c’est peut-être comparable aux groupes de rôlistes ? Parce que c’est vraiment à considérer comme des groupes d’amis qui se retrouvent ensemble pour parler de cinéma, pour voir le cinéma qu’ils aiment et qui portent à voir avec cette démarche-là leur propre idée du cinéma, une idée novatrice, qui petit à petit fait le progrès, la maturité et la légitimité du cinéma.
kF : Je ne pense pas qu’on puisse trouver des groupes qui seraient l’équivalent des cinéphiles en JDR, je ne sais pas ce que tu en penses Eugénie ?
Eugénie : C’est difficile, oui. Je me pose vraiment la question de si on a atteint cette phase en fait. Peut-être qu’il y a eu ça, la rupture avec le mainstream du JDR… il y en a eu à plusieurs moments mais il y a eu notamment la Forge et le fait d’affirmer le JDR comme un art et de lui trouver des auteurs et d’en faire quelque chose qui soit autre chose qu’un divertissement. C’est compliqué pour nous parce la base du média c’est un cercle de culture geek, une culture populaire mine de rien (si on regarde Hollywood), mais dans le milieu du JDR se revendiquer populaire ça permet aussi de se dire on va sortir des sujets geeks pour l’apporter à un autre public qui sera le public de masse (familial, féminin, bref un autre public).
Du coup il y a eu cette volonté de sortir du divertissement et des thèmes geeks en revendiquant de se tourner vers un public plus ouvert… et en réalité c’était aussi se lancer dans des thèmes plus sérieux, plus intimistes, peut-être plus adultes (la romance, la sexualité, les sentiments, les relations, le deuil, des choses peut-être plus « film français »). Qui sont en fait des thèmes reconnus par l’art institutionnel. Et c’était quelque part aussi en faire un loisir sérieux.
Donc c’est assez difficile de le penser en terme d’avant-garde parce qu’il n’y avait pas le côté « nous sommes des vrais passionnés qui aimons le vrai JDR qui mérite qu’on le regarde comme un art » mais il y avait un côté « on veut ouvrir le JDR à tout ce que peut faire l’art, à tout un tas de thèmes qui sont la vie, en fait, à toute une palette d’émotions qui sont autre chose que l’aventure etc. ». Et pourtant en le faisant, il y a quand même eu cet effet reconnaissance de sérieux, et peut-être un peu de cinéphile d’avant-garde, et ce qui peut paraître un peu intello dans sa tour d’ivoire, quoi.
Les années 90 en JDR, les années cinéphiles ?
où kF et Eugénie font un parallèle entre le temps des cinéphiles des années 20 et les années 90 en JDR, malgré les difficultés à constituer des “classiques”, à mettre en avant des auteurs ou à développer une critique…
kF : Moi j’aurais fait un lien entre l’épisode dont on vient de parler sur le cinéma et plutôt les années 90 en JDR. On a parlé un peu de l’émergence du cinéma dans sa forme normale (au sens de la norme, avec la salle de cinéma, un public large, des films qui sont plus intéressés par leur dimension narrative, artistique ou non). Dans les années 90, le dispositif est très en place, on a un peu abandonné le playerskill des D&D, il y a cette focalisation sur l’histoire, sur les compétences, etc. (avec notamment Vampire La Mascarade en 1991, qui remplace le MJ par le Conteur, c’est un peu pareil mais il y a beaucoup plus cette idée de jouer une histoire intéressante). J’avais dit que Call of Cthulhu s’était déjà fait remarquer pour être un des premiers à demander à ce que les parties soient “narrativement intéressantes” mais Vampire La Mascarade pousse ça plus loin. Et puis les années 90 c’est plein de jeux qui deviendront hyper célèbres, plein de grands jeux tradis sont de cette époque-là : Vampire en 1991, Nephilim en 1992 pour les francophones, Ars Magica en 1987 je crois, et vers la fin des années 1990 il y a aussi les jeux de John Wick La Légende des 5 anneaux, etc.
Mais à ce stade-là, je ne sais pas encore si le JDR se pense déjà comme un art, je ne sais pas quels sont les discours des auteurs de cette époque-là sur eux-mêmes… mais j’ai l’impression que les auteurs ne sont pas toujours très mis en avant. Sur des jeux comme par exemple L5A ou 7e Mers je connais le nom de John Wick, qui est un personnage assez connu ; pareil pour INS/MV que je sais rallier à Croc ; mais pour pas mal de jeux hyper célèbres de cette époque, je suis allée chercher les noms tout à l’heure pour checker, mais ils ne me disent rien du tout en fait. Les noms des auteurs de Nephilim ou de D&D3 par exemple, quand je les ai lus je ne les avais jamais vus avant… et je ne pense pas qu’ils aient été très mis en avant.
En fait, les années 90 sont un moment où la forme rôliste commence à s’être suffisamment posée pour permettre d’explorer pas mal d’autres settings, en reprenant cette forme-là et en voyant pas mal d’autres choses de ce qu’elle peut faire. Sans avoir toutefois réussi à totalement dépasser l’ancêtre dans une certaine mesure. On peut toujours se plaindre dans les années 90 qu’à Cthulhu il y a des listes de descriptions d’armes avec des dégâts différents subtilement calculés et tout, ce qui relève beaucoup plus de la simulation militaire que du jeu d’enquête horrifique. J’ai vu des critiques aussi sur Vampire, qui disent que l’organisation des vampires dans cet univers-là en termes de clans (quel clan te donne quel pouvoir) est une espèce réinvention des classes de Donjons & Dragons dans un sens très différent mais qui donne souvent lieu à des choses d’assez cluncky. Comme ce ne sont plus juste des capacités mais aussi des clans d’un point de vue narratif, on se retrouve avec des groupes de personnages hétéroclites, qui n’ont pas grand chose à faire ensemble ou qui sont sans cesse détestés pour des raisons de clan…
Mais mine de rien, il y a quand même la fondation d’un grand socle commun de techniques et surtout d’univers, de grands jeux de rôles tradis. La formation de ce qu’on appelle aujourd’hui le JDR traditionnel me semble se cristalliser à ce moment-là.
Eugénie : Ah oui, pour le coup on est dans mon angle mort total… c’est une culture que je n’ai pas connue.
kF : Moi par des on-dit plus qu’autre chose hein…
Eugénie : Mais ce que je trouve intéressant c’est qu’aujourd’hui on a toujours un média qui globalement se refuse à se considérer comme un art, où le discours dominant c’est quand même “on est là pour s’amuser” plus que “on est là pour créer ou faire de l’art”. Et surtout je pense qu’on est encore caractérisé comme un milieu où il manque une critique développée (dans le sens d’une critique qui produit un discours sur le média). On a beaucoup de critiques de l’ordre de la critique conso pour savoir si tel jeu est bien ou pas, si tel actual play est à voir ou pas, mais on n’a pas tant que ça ce qui a pu y avoir pour le cinéma, des revues de critique qui posent un angle fort, des manifestes artistiques quoi, ce genre de chose… Je trouve qu’on en a peu et ça n’aide peut-être pas à penser le média.
Les groupes rôlistes comme des ciné-club
où l’on creuse les différences de sociabilités autour du cinéma et du JDR, en comparant les groupes de discussions rôlistes aux ciné-clubs
kF : Pour reboucler sur l’histoire de la constitution de groupes de cinéphiles, je me demandais aussi pourquoi est-ce qu’il n’y avait pas de choses comme ça en JDR, et je réalisais qu’il y avait deux différences majeures qui l’empêchaient à mon avis.
La première c’est que le JDR est déjà un média social de base : on a dit qu’il est personnel, au sens où il n’y a pas des grandes salles où on est des centaines à pratiquer le JDR, mais que c’est plutôt un truc qui se fait chez soi ou en tout cas en petit comité autour d’une table. Donc on est déjà dans des petits groupes en fait. Tandis que le cinéma j’ai le sentiment que si tu n’instaures pas le ciné-club, si la forme normale ça devient la salle de cinéma alors il n’y a pas de socialisation basée sur le cinéma. Tu vas dans une salle avec des inconnus, tu en ressors, et vous n’avez pas interagi. Donc si on veut des groupes qui puissent discuter du cinéma, il faut les forger de toutes pièces et créer ces groupes de cinéphiles. Je peux imaginer (tu me diras si je me plante complètement) qu’ils émergent de l’envie de certaines personnes de parler de cinéma, de se retrouver pour discuter autour de ça. Tandis qu’en JDR ces groupes existent déjà, mais en même temps ils pratiquent déjà l’activité de JDR, ils sont dans des comités réduits qui ne poussent pas forcément à aller chercher autre part pour avoir des discours sur le JDR, on en a déjà près de soi quoi.
Et l’autre part, c’est que le JDR a plus de mal je pense que beaucoup d’autres arts à former des classiques. Certes on peut en trouver (typiquement les jeux que j’ai cités, Dungeons & Dragons, L’Appel de Cthulhu, etc.) mais il n’y a pas une histoire précise que tout le monde a vue, une narration spécifique que tout le monde a en vue et qu’on peut interpréter à l’infini… Mais chaque personne a sa propre partie, donc il n’y a pas une histoire précise dont tout le monde va pouvoir parler. Sauf quelques cas spécifiques, comme des campagnes du commerce que tout le monde a jouées, par exemple la campagne impériale pour Warhammer qui est extrêmement connue ou Les masques de Nyarlathotep sur Cthulhu. Mais il y a très peu la possibilité d’échanger autour d’un contenu narratif précis qu’on a déjà vu.
Et en fait, il y a même de la difficulté à parler de JDR tout court avec d’autres personnes qui n’ont pas forcément la même pratique que soi. La pratique rôliste semble dans les années 90 s’être assez diversifiée, il y a pas mal de choses différentes qui se font, de façons de jouer différentes, et comme la discussion est peu présente entre les groupes rôlistes, je pense qu’on ne s’en rend pas beaucoup compte. Une trace de ça c’est les flamewars à l’infini autour de Vampire La Mascarade, un jeu qui permet de jouer très largement en fait : que l’on joue le drame d’être devenu un vampire et de devoir jouer sa nouvelle vie à mi-chemin entre avant et maintenant, que l’on joue des jeux de pouvoirs et des luttes politiques avec les vampires plus puissants, que l’on y voie une espèce de jeu de super-héroïsme (“je joue un vampire très fort qui fait des tas de choses et tout”) il y a plein de modes de jeu très distincts sur Vampire qui ont mené à des traditions distinctes et potentiellement à des gens qui ne s’entendaient plus…
Et je pense à un autre truc c’est le Canal User Net RGFA, un canal de discussion, c’était donc avant les forums. D’ailleurs c ‘est peut-être ça l’équivalent des groupes de cinéphiles : les forums tels qu’ils étaient dans les années 2000… Canal User RGFA dans les années 90 ça a été un peu l’arène publique dans laquelle s’est jouée la question de savoir quel est le meilleur jeu de rôle… Globalement c’est une flamewar de 10 ans, très grossièrement, et la conclusion c’est “mais en fait les gens ont des attentes différentes pour le JDR”. Et notamment ils ont des attentes qui peuvent être de nature soit ludiste, soit simulationniste, soit dramatiste. C’est ce triptyque qui deviendra ensuite la GNS (en remplaçant le dramatisme par narrativitisme) qui forme le socle de la théorie forgienne en fait. La Forge est l’héritière de RGFA.
Et c’est peut-être un bon exemple d’un lieu non physique, puisque ça s’est passé sur internet, qui a été l’endroit d’une confrontation entre des rôlistes sur les techniques, sur les univers et sur qu’est-ce que c’est que faire du JDR.
Eugénie : Après un instant de réflexion, oui les clubs cinéphiles quelque part aujourd’hui c’est tous ces serveurs Discord, ces groupes Facebook, ou ces réseaux rôlistes qui sont quand même assez étanches. Où quand tu es dans la sphère indé tu croises un peu toujours les mêmes personnes… il y a des écoles quoi, avec chacune leur vision du JDR qui sait à peu près que les autres existent mais quand même c’est la leur la plus intéressante, la plus passionnante et la plus intense.
Et c’est à chaque fois des groupes qui disent “nous on a trouvé la vraie façon d’aller au bout des potentialités du JDR” (enfin ils ne le disent pas forcément mais bon). Que ce soit avec des simulationnistes qui sont très branchés simulation mathématique d’un univers et qui vont dire “quand tu fais juste du RP en discutant, tu ferais mieux de faire du théâtre, tu fais pas du JDR”… et des personnes ailleurs peuvent leur répondre “quand vous calculez vos trucs, vous feriez mieux de faire du jeu de société, nous on fait du vrai JDR parce qu’il y a des vraies histoires et des émotions intenses”… et du coup chacun a son club cinéphile en fait. On en est peut-être encore à ce moment-là.
Et en terme d’avant-gardes, je n’ai pas connu la Forge dans le monde anglophone, donc je ramène ça aux Ateliers Imaginaires et à La Cellule dans la sphère francophone, qui ont eu ce côté de vouloir traduire et importer des nouveaux mots pour pouvoir parler de l’activité, de pouvoir produire un discours dessus, de vouloir pousser le JDR au bout d’un potentiel de game-design, de dispositifs, de faire exploser les codes, et de vouloir en faire un art. Il y avait quelque chose d’assumé, même si l’art à ce moment-là c’était pas les parties, c’était les jeux. Et ils assumaient d’avoir un propos politique à travers. Il y avait vraiment quelque chose de militant que je rapproche beaucoup des avant-gardes dans mon imaginaire.
Nando : Je trouve très intéressant cette comparaison du monde des ciné-club et des cinéphiles aux forums et discord comme vous l’avez évoqué. Et de voir comment ce monde, (comme c’est le cas pour le cinéma, et de ce que je comprends pour le monde rôliste) ce mouvement cinéphile de groupes privés d’amis qui se retrouvent et parlent de cinéma a contribué à la légitimation et la maturation de l’art cinématographique. En termes de réflexion critique, et aussi en termes de création proprement dite, celle qu’on appellera après l’avant-garde. On va vers le cinéma qu’on veut voir aussi. Cet engagement cinéphile français des années 20, disons ce militantisme pratique, contribue de façon énorme à cette maturation.
Et c’est très intéressant pour moi, parce qu’effectivement c’est un peu la même chose qu’on fait aujourd’hui ici : on est sur un Discord, un petit groupe qui réfléchit sur certains aspects et voilà, cet élément-là peut être vu en filigrane comme en train de contribuer à la maturation du monde rôliste en fait, et en comparaison avec le monde cinématographique.
Se faire légitimer par les institutions
où Nando évoque l’entrée du cinéma dans les musées et les expositions et la création de la cinémathèque française ; et où Eugénie et kF font de leur côté un état des lieux de l’absence du JDR dans les musées, les bibliothèques, les universités, les subventions…
Dans les années 20, grâce aussi à ce mouvement cinéphile, le cinéma trouve bien sa place dans les institutions. Notamment, il est accueilli par le monde muséal, et pour la première fois en 1922 l’Exposition universelle des Arts décoratifs dédie des pavillons au cinéma. Et c’est quelque chose d’inédit, ça dit déjà le niveau de légitimité et de maturité désormais reconnu à l’art cinématographique. Donc les années 20 c’est vraiment le moment où le cinéma rejoint son sommet de légitimation.
Cette entrée dans les musées est déjà un élément évident, mais aussi il y a les prix que la corporation du cinéma se crée pour elle-même (les plus connu sont les Oscars aux USA). En 1929, c’est la première remise des Oscars, une année où le cinéma se sent à un tel point qu’il peut se donner des prix.
L’histoire de la muséalisation est un peu plus complexe mais passionnante. Dans le cas de la France, le parcours de muséalisation sera repris dans les années 30, en particulier avec Henri Langlois et Georges Franju, qui sont deux amis d’à peine 20 ans qui aiment le cinéma et surtout le cinéma muet (qui n’existe plus parce qu’à partir de 1930 on est passé au parlant). Et donc ils veulent sauvegarder ce cinéma et surtout le remontrer. Ils commencent à rassembler les films, à les archiver, les conserver et les montrer. Et c’est ce noyau qui commence en 1936, qui sera la Cinémathèque française. Donc il y a ce mouvement de patrimonialisation du cinéma qui deviendra définitif dans les années 40 avec la vraie ouverture du lieu de la Cinémathèque française (aujourd’hui à Bercy mais qui a été abritée dans plusieurs lieux auparavant).
Donc voilà, ce mouvement de muséalisation qui commence aux années 20 mais trouve vraiment une expression dans les années 30 et après 40 et dit beaucoup du moment de légitimation de l’art cinématographique.
Eugénie : Du coup, je vais encore insister sur le fait qu’on est un média encore jeune, mais le 1er colloque universitaire en France sur le JDR c’est à l’occasion des 40 ans du JDR donc c’est en 2014, il n’y a pas longtemps du tout.
On commence tout juste à avoir des publications sur l’Histoire du JDR (je serais bien en peine de les citer, malheureusement, je sais qu’il y a une collection chez Sycko Editions). On s’appuie sur une histoire orale surtout, souvent mythique parce qu’on nous raconte des choses qui sont liées aussi à la jeunesse des intervenants. Pour l’instant les personnes qui ont commencé le JDR adolescents pour certains continuent à jouer aujourd’hui et ont évolué avec le média quoi. Donc il y a peut-être aussi un mélange entre la jeunesse des personnes qui ont participé et la jeunesse du média qui créent peut-être une confusion sur certains souvenirs.
Et surtout on est un média qui n’est pas reconnu par les institutions culturelles. Je pense au CNL qui met explicitement dans ses bourses d’aide aux auteurs qu’il faut être auteur déjà édité par un éditeur en littérature et le JDR fait partie de la liste des choses qui sont exclues de la littérature. Le JDR n’est pas dans les musées aujourd’hui, que ça commence tout juste à rentrer et à être valorisé dans les bibliothèques. On ne citera jamais assez la bibliothèque Louise Michel à Paris et la bibliothèque municipale de Villeurbanne qui font des choses splendides comme valorisation du JDR… Donc voilà, les institutions chargées de la conservation et la valorisation du patrimoine commencent tout juste à s’en emparer. Je ne sais pas quelle histoire le JDR avait dans les ludothèques, mais malheureusement les ludothèques sont très malmenées par l’état actuel des choses et sont en perte de vitesse depuis des années.
Et il y a aussi les institutions qui sont chargées de l’étudier. A l’université, le JDR n’est pas encore tellement un sujet. Il commence tout juste à l’être, il y a un petit peu d’articles mais comme le disait kF c’est rien par rapport à l’importance des game studies par exemple qui concernent le jeu vidéo et qui commencent à déjà avoir un arsenal de réflexions, de noms, de références quoi.
kF : C’est vrai que du côté des ouvrages sur le JDR, il y a quelques titres pour raconter son histoire : j’ai en tête une série de volumes de Shannon Appelcline qui s’appelle Designers&Dragons, une histoire en plusieurs volumes de l’industrie du JDR. Elle est assez détaillée, je ne saurais pas dire quelle est la pertinence de ses sources, je ne suis pas sûre que ce soit un travail universitaire mais je crois que Shannon est un historien… Et qui est racontée comme une histoire d’un modèle économique réussi par Gygax et comme l ‘histoire de la montée puis du foirage de TSR et tout et tout.
Et pour le reste des instances de légitimation, c’est vrai que le JDR dans un musée ça paraît incongru là maintenant. Quoique le jeu vidéo est un petit peu en train de faire ce pas-là, depuis quelque temps il y a des musées liés au jeu vidéo… mais je ne sais pas dans quelle mesure ce critère de légitimation-là va continuer à vivre, lui. Le jeu vidéo est typiquement un média qui par son support numérique peut se passer du musée pour survivre, contrairement à la peinture par exemple. A priori actuellement le jeu vidéo va vers la muséalisation, mais est-ce que muséalisation va continuer d’être un critère de légitimation des nouveaux médias, ça je n’en suis pas si sûre.
Et pour le reste, le milieu universitaire s’intéresse assez peu au JDR, un peu plus au GN (le JDR Grandeur Nature où on incarne physiquement son personnage). Il y a un peu de travaux de psychologie, psychologie sociale, sociologie, etc. sur le GN nordique, mais ça reste assez marginal et c’est minuscule effectivement par rapport aux game studies.
Quant aux postes académiques, c’est à peu près absent quoi. Dans les autres livres beaucoup cités dans la francophonie, il y a aussi Les forges de la fiction d’Olivier Caïra, qui était une premièr étude sociologique du JDR mais qui est juste un vaste portrait brossé, qui d’ailleurs prend un point de vue aujourd’hui un peu dépassé dans sa vision des choses (le JDR est fondamentalement asymétrique, parce qu’il y a forcément un MJ… ce qui n’est plus trop trop pensé actuellement). Et il n’y a à ma connaissance aucun.e maitre.sse de conférence en JDR avec un bagage scientifique lié à ça.
Et il n’y a pas d’enseignement du JDR comme on pourrait enseigner au moins un bout d’histoire du cinéma dans les classes au lycée ou autres. On en est encore très très loin quoi. Enfin je ne sais pas si ce stade-là arrivera un jour ou l’autre, on n’est pas obligé de vouloir réaliser ce rêve mainstream du JDR. Mais le fait est de constater que c’est pas là quoi.
Nando : Deux précisions, pour nuancer un peu la légende dorée de la patrimonialisation du cinéma qui est dressée, et aussi pour vous rassurer un peu : même s’il y a eu des académiciens pour s’intéresser très tôt au cinéma (par exemple Bergson a écrit sur le cinéma en 1905) l’enseignement académique du cinéma est très, très tardif. Le cinéma rentre dans les facs en France au début des années 70, dans la foulée de mai 68. C’est plus de 70 ans après sa naissance.
L’autre précision que je voulais faire, sur la muséalisation proprement dite, c’est vrai que dans les années 20 il y a eu cette entrée du cinéma dans les expositions des Arts décoratifs, mais ça a été très critiqué, par exemple par les groupes de cinéphiles. Et il faut dire que la cinémathèque française dans les années 30 naît à cause du sentiment que Henri Langlois et Georges Franju ont que le cinéma muet est en train de mourir et de se perdre. Donc c’est face à un sentiment de perte d’un objet en train de disparaître (le cinéma muet) face à la nouvelle forme (le cinéma parlant) qui est en train de le détruire physiquement (parce que les pellicules du cinéma muet sont détruites pour en faire de nouveaux films) que se mobilise un sentiment de la valeur de ce qu’on avait. Donc il faut aussi placer cette muséalisation dans ce contexte-là plus précisément.
Eugénie : Oui, quand je note à quel point le JDR n’est pas reconnu par les institutions, je ne suis pas en train de le regretter, hein. Moi ça me va très bien qu’on n’apprenne pas le JDR comme on nous inculque des grands classiques littéraires français au collège, ça me va très bien qu’on ne décortique pas des jeux à l’école, je suis contente. Par contre je note l’impact que ça a sur le développement économique. Là on est un milieu culturel qui est coupé des subventions, en fait. On a des auteurs qui sont très peu “professionnels” (dans le sens qui vivent très peu de leur métier) et aussi des éditeurs, des illustrateurs, et toutes les personnes qui participent à la production des jeux. Peu peuvent en faire leur métier ou vivre à plein temps de cette activité, parce qu’il n’y a pas de résidence d’artiste, pas d’intervention en milieu scolaire qui serait rémunérée, il n’y a pas ce genre de choses où l’institution permet de financer, de soutenir un statut qui n’est pas rémunéré par le droit d’auteur ou les ventes.
Et peut-être que ça peut nous amener à évoquer la figure de l’auteur ?
Les différents auteurs du cinéma et du JDR
où l’on découvre que les auteurs de cinéma n’ont pas toujours été les réalisateurs ; où kF signale qu’en JDR on n’est même pas forcément d’accord sur ce qu’on appelle des oeuvres
Nando : Oui, effectivement, le dernier aspect que je voulais évoquer à propos de la question large de la légitimation et maturité du cinéma, c’était que tout au long de l’histoire qu’on a vue au cours de ces 3h, on est passé par plusieurs instances en fait. La question de l’autorialité du fait filmique, au fur et à mesure des années, passe par des instances différentes. Elle n’est pas forcément fixée sur la figure du réalisateur comme elle l’est aujourd’hui. Et ça c’est un point selon moi intéressant, qui parle de ce processus de légitimation.
Parce qu’au début les films n’avaient pas de nom, pas d’auteur du tout, c’était des films Pathé, des films Gaumont, etc. Après, pendant la période des films théâtraux (des films d’art des années 1908 jusqu’à la Grande Guerre) c’était plutôt le scénariste qui avait la responsabilité de l’autorialité : celui qui écrivait le scénario, c’est-à-dire l’écrivain. Après il y a des périodes différentes, par exemple pendant les avant-gardes chez les allemands c’était le directeur de la photographie qui avait un gros rôle autorial, alors que pendant les années 40 à Hollywood c’est surtout le producteur qui impose des règles strictes à tout le reste de l’équipe (et au metteur en scène en particulier) et on appelle ça le strong producer, c’est-à-dire le producteur qui impose des règles même au scénario. Un cas célèbre est le film Autant en emporte le vent, réalisé par Victor Fleming mais le producteur David O. Selznick est reconnu comme son vrai auteur, en fait.
Donc c’est assez impressionnant comme au fur et à mesure de l’histoire du cinéma cette responsabilité du film – de l’objet artistique qui après sort de la machine de l’industrie – passe par des figures différentes, et entre autres le réalisateur. Mais c’est presque secondaire et ça sera seulement la génération des Cahiers du cinéma, donc de la Nouvelle Vague des gens qui se retrouvent autour du critique André Bazin, comme Truffaut, Godard, Rohmer, etc. Tout d’abord ce sont des personnes qui réfléchissent sur le cinéma, avant de faire des films eux-mêmes, et ce sont eux qui établissent avec une expression célèbre la politique des auteurs, et ils définissent définitivement que le vrai auteur d’un film est le réalisateur. Et donc ils vont aussi étudier rétrospectivement toute l’histoire du cinéma et redonner la place d’auteur à tous les cinéastes et réalisateurs qui jusque là étaient restés dans l’ombre d’autres figures. Notamment la figure plus emblématique que cette génération redécouvre, c’est celle d’Hitchcock qui est remis à l’honneur. C’est dans les années 50-60 que naît l’idée sur laquelle on est aujourd’hui totalement centrés que le film est l’œuvre d’un réalisateur.
Alors que pour le monde du JDR moi je me demande c’est qui vraiment qui a la responsabilité ? Les personnes qui jouent ? La personne qui mène le jeu ? La personne qui a inventé le jeu ? C’est toute une question qui peut se poser dans votre univers.
kF : Oui, on se la pose et c’est tout autant le bazar, pour le coup. On a effectivement beaucoup de façons différentes de tirer l’auteur du JDR. Premièrement il faut voir ce qu’on appelle l’auteur ici, est-ce qu’on parle d’un auteur au sens artistique de quelqu’un qui donnerait une vision qui traverserait l’oeuvre (j’aime pas trop cette idée mais c’est vrai qu’elle est assez populaire) ou simplement d’un artisan qui créerait un travail qui ne serait pas vu comme artistique (puisque le JDR est un média qui essaie de ne pas se penser comme artistique dans une large mesure).
Si on regarde les débuts, autant il est très clair de savoir qui a écrit le livre en lui-même, autant comme il n’est pas pensé comme une œuvre d’art on peut aller chercher l’auteur autre part. Quand on prend des exemples comme Cthulhu pour commencer, il est assez clair que l’auteur auquel on a envie de faire référence c’est Lovecraft quand bien même il n’a pas du tout travaillé sur le script en fait. Il a cette idée assez forte qu’on va reprendre l’univers de quelqu’un d’autre et donc un des auteurs qui sert ici c’est celui de l’univers.
C’est pas clair de quoi on est l’auteur quand on est l’auteur d’un JDR en fait. Est-ce qu’on est l’auteur d’un texte qui a été écrit, d’un ensemble de règles, d’une certaine idée, d’un certain univers… même si on a fixé la personne et le jeu, il n’est pas exactement clair de savoir de quoi cette personne est l’auteur en fait. Tu notais Eugénie qu’on peut aussi aller chercher l’auteur de scénario. Beaucoup de JDR traditionnels sont passés par la publication de scénarios officiels à côté, et autant le jeu est une base d’instructions, de règles pour jouer mais qu’il faut encore incarner, qu’il faut ensuite transformer en une histoire à raconter ; autant les scénarios du commerce ont eux leurs auteurs plus ou moins reconnus, qui ont leur propre vision de comment on joue au jeu, qui proposent leurs propres histoires… Et dans la mesure où ils sont les auteurs d’une histoire en soi ils sont comparables peut-être à des auteurs littérateurs dans d’autres formes d’art.
J’ai envie de dire que tout ça converge jusqu’à un moment ou à un autre l’idée assez forte de l’auteur de JDR comme l’auteur des règles mécaniques, celui qui écrit le jeu et lui a donné un certain propos, autour des discours en France de La Cellule. Je pense en particulier à la vision de jeu d’auteur par Romaric Briand, Frédéric Sintes et quelques autres comme ça.
Eugénie : Je voudrais ajouter les deux strates suivantes d’auteur qu’il peut y avoir en JDR : le MJ qui du coup peut s’apparenter à un performer qui s’appuie sur du matériel (mais dans ce cas-là un jeu, c’est comme tu le disais “pas des oeuvres d’art”, plutôt des accessoires à sa disposition, l livre de jeu étant un accessoire parmis d’autres) pour produire une performance artistique au sens d’un moment unique dans lequel il va faire une représentation assez proche de l’image qu’on peut avoir d’une représentation théâtrale…
Et puis il y a les joueurs performers, qui apparaissent aussi comme une catégorie d’auteurs, je pense assez tard, et je soupçonne que si c’est de plus en plus accepté qu’on puisse être créateur et auteur de sa propre partie, c’est grâce aux actual play (des enregistrements de partie) : s’il y a des personnes pour regarder des joueurs jouer, ça doit être que ces gens sont bien l’auteur de quelque chose, puisqu’ils ont un public. Le fait de rajouter un public qui avant n’existait pas à la table de JDR ça produit quelque part des auteurs, qui sont les joueurs qui créent ce moment-là ensemble.
kF : J’allais les citer un peu après, mais si on regarde par exemple le JDR des années 90, à moins qu’on suive trait pour trait un scénario du commerce, l’histoire raconté elle l’est souvent par le ou la MJ et donc par une personne qui se fait autrice de l’histoire. Mais j’avais une question aussi compliquée qui est : on parle d’auteurs mais de quelle œuvre en fait ? Avec le cinéma on a l’air à peu près d’accord sur le fait que l’œuvre c’est le film, mais en JDR même ça c’est pas clair.
Typiquement, il y a au moins trois objets différents dont on vient de parler : le jeu au sens de la base (le livre en lui-même), le scénario donc l’histoire qu’on va raconter, et la partie en tant qu’expérience elle-même. Mais on peut aller un peu plus loin en disant les mécaniques : ce qui est important dans le jeu c’est pas exactement le texte en lui-même, mais les règles quand elles fonctionnent et qu’elles produisent un certain effet. Et je pense que cette vision-là est vraiment celle que Romaric à La Cellule a voulu défendre. Romaric et d’autres, je vais le prendre comme fer de lance de toute cette mouvance-là. Je pense que le parallèle avec les Cahiers du cinéma est assez aigu, en ce qu’il y a vraiment cette idée qu’ils vont mettre en avant la place de l’auteur du livre comme quelqu’un qui transmet un propos, une idée extrêmement forte. D’ailleurs Romaric a écrit Sens, qui est probablement le jeu dans lequel l’auteur a la place la plus importante en fait. Il y a une espèce d’auteur-personnage qui s’adresse au lecteur dans Sens de façon très étrange, et qui affirme ce jeu-là comme un jeu d’auteur. Je crois que la notion de jeu d’auteur a été très importante pour La Cellule.
Je réalise qu’on parlait de l’histoire du JDR à un niveau international et là j’ai centré sur La Cellule et la partie francophone. Je vais un peu faire comme Eugénie, je vais me limiter à la partie francophone que je connais mieux, je ne sais pas comment ça s’est joué outre-atlantique. Et je ne sais pas si La Forge s’est faite la défense d’une vision de la personne qui écrit le jeu comme l’auteur ou l’autrice. Je n’en suis pas sûre. Pour moi en tout cas c’est La Cellule qui a beaucoup formalisé ça en francophonie.
Et dans un certain sens je leur en rends d’autant plus crédit que moi j’ai besoin d’une certaine théorie de l’auteur pour passer derrière et pour la nier, en fait. Et le mouvement qui suit – qui est celui dans lequel on est un peu toi et moi Eugénie – c’est celui du tous auteurs, tous autrices. Notre mouvance personnelle, que j’appelle performativisme c’est celle dans laquelle on affirme que la partie est l’œuvre, non pas la base, non pas le jeu, ni les règles non plus. L’œuvre en elle-même change complètement de type d’objet. ça cesse d’être un objet formel transmissible, soit un texte (matériel) soit des règles (des idées) mais dans les deux cas des choses qui se transmettent. Et ça devient des œuvres éphémères, performatives, non-reproductibles et ainsi de suite. Donc on change de registre comme type d’œuvre et donc fatidiquement comme type d’auteurs et d’autrices.
Donc voilà, non seulement on a du mal à savoir qui est l’auteur mais en plus on ne sait même pas vraiment ce qu’est l’œuvre non plus. C’est vraiment des questions sur lesquelles j’invite tout rôliste à se placer, parce que ce sont des questions qui sont également réflexives. Selon la conception que j’ai de qui est l’auteur ou l’autrice dans le jeu, je change les parties que je produis, je change les jeux que j’écris…
Je vais citer une partie qu’on a faite avec Eugénie et en jouant des trucs comme ça on se place vraiment dans l’avant-garde. La partie s’appelait Dungeons & Dragonflies. C’était un mix entre des trucs inspirés de D&D et un jeu de rôle de poésie très étrange qui s’appelle Dragonfly Motel. On avait fait un mix sans dire comment on mélangeait les deux. Et pendant le jeu on a inventé les règles en s’inspirant de ces deux bases-là. Découvrir comment est-ce qu’on jouait, découvrir comment on allait faire pour articuler tout ça était le jeu en soi. Et on n’y rejouera pas, ça ne va pas être formalisé, publié et ainsi de suite. En faisant ça, on se place non seulement en auteurs de la partie au sens de l’expérience jouée en elle-même, mais également en auteurs et autrices du dispositif en lui-même. Donc on n’a pas encore fini d’établir exactement quelle est l’œuvre, qu’est-ce qui est délimitable comme autorat.
Et si je reviens sur la question de la base (l’objet livre qui te dit comment tu y joues) est-ce que la base est un jeu de rôle ? Même ça est une question bizarre et différente. La notion de JDR est très très très variable. Il y a des jeux traditionnels qui se contentent de simuler un univers extrêmement vaste avec énormément d’encyclopédies, on peut y jouer plein de choses, mais qui sont suffisamment larges pour qu’il n’y ait pas une proposition précise qui se distingue. Et on va plutôt considérer le ou la MJ ou bien l’auteur ou l’autrice des scénarios comme les gens qui créent vraiment le jeu ; parce que c’est la situation concrète dans laquelle sont les personnages qui crée la spécificité de cette expérience-là du jeu.
A l’inverse, si on regarde un jeu typiquement forgien avec une proposition beaucoup plus restrictive et spécifique, comme Polaris de P. H. Lee où on joue des chevaliers tragiques dans un royaume voué à la perte… A ce moment-là on a beaucoup plus l’idée de se soumettre à un auteur ou un autrice qui a déjà créé le jeu et qui nous invite dans son expérience, que l’on va traverser.
Donc la question de savoir qui est l’auteur ou l’autrice dans le JDR, elle est d’autant plus importante qu’elle est immédiatement réflexive sur notre pratique rôliste. Je peux aller voir un film au cinéma et n’avoir aucune théorie sur l’auteur, et ce n’est pas grave, ça va changer mon regard mais ça ne va pas changer l’œuvre. En JDR l’idée que je suis auteur ou autrice d’une partie change radicalement mon rapport à l’œuvre en fait.
Nando : Bien sûr.
kF : Est-ce qu’on prend le temps de quelques dernières remarques pour un vaste bilan ? Je pense qu’il y a quelques points dont on voulait parler au début sur cette idée de maturité du média qu’on peut maintenant évoquer avec tout ce qu’on a raconté derrière nous ?
La reconnaissance des marges comme maturité d’un média
où kF plaide pour une meilleure connaissance des marges en JDR et Nando répond qu’en cinéma il y a encore des marges qui peinent à se faire accepter comme appartenant au média
kF : Il y a une question qu’on n’a pas tout à fait abordée mais tu auras peut-être quelque chose à nous dire là-dessus Nando, et moi qui m’intéresse vraiment beaucoup c’est la question des marges du milieu. Ce que j’entends par là c’est qu’on peut toujours distinguer il me semble dans un média des pratiques plus ou moins dominantes et les marges.
Dungeons & Dragons, Pathfinder, mais également les univers maison, Cthulhu et plein de choses comme ça sont globalement dans la norme dominante. Les JDR plus fantaisistes, moins connus, plus particuliers, mais avec toujours cette organisation de MJ, de scénario etc. sont quand même relativement proches de la norme. Et puis il y a des normes alternatives à certains autres endroits qui sont plus ou moins affiliées à celles-là : les PbtA par exemple, tous les jeux descendus d’Apocalypse World forment une ou des communautés, un ensemble de pratiques communes.
Si on voulait faire le parallèle avec le cinéma, on pourrait dire qu’il y a des choses qu’on a appellerait mainstream qui sont assez floues, assez larges, aux bords pas clairs… et on pourrait avoir des tas de pratiques alternatives et marginales, comme par exemple les groupes cinéphiles qui vont aller regarder des films du début 20e par intérêt historique, des groupes qui sont intéressés par les nanars, ou par certains films cultes comme le Rocky Horror Picture Show… En fait il y a pas mal de groupuscules comme ça qui me semblent connus en fait. Moi qui ne connais pas grand chose au cinéma justement, je sais qu’il y a les groupes d’Art&essai aussi par exemple, c’est un type de cinéma très particulier dont tout le monde ne raffole pas mais je sais que ça existe. Je sais qu’il existe des fans de nanars, des groupes de gens intéressés par le cinéma culte, etc.
Là où je voudrais en arriver, c’est qu’il me semble qu’un bon critère de maturité ou en tout cas de bonne santé d’un média c’est sa reconnaissance des marges. C’est-à-dire que depuis l’intérieur de la pratique, depuis une pratique dominante, on ait connaissance de ces marges et qu’on puisse y accéder si on le souhaite. Dans le JDR, j’ai beaucoup le sentiment qu’il y a une pratique dominante extrêmement visible qui quasiment écrase la visibilité des autres marges en fait. Nous, dans les Courants Alternatifs, on est une des marges parmi d’autres. On essaie de se rendre présents en convention pour exister. Moi c’est un acte que parfois je trouve un peu… presque militant, c’est-à-dire que j’aie envie de faire connaître ces autres formes de jeu, ces autres façons de jouer. Et on le fait en ayant conscience que ce n’est pas forcément quelque chose qui intéresse tout le monde, et le but n’est pas de convertir les gens au JDR alternatif, mais juste de dire que ça existe. Et je crois qu’il y a une grande majorité rôliste qui ne connaît pas l’existence de ces jeux alternatifs, qui ne sait pas vraiment que ça existe.
Et les marges ont énormément de mal à exister, à avoir une reconnaissance en tant que telle dans les médias rôlistes. Et c’est là qu’il y a une question de maturité qui me semble frappante. Malheureusement je ne peux pas avoir des les stats pour appuyer ça, mais je reprends un argument de tout à l’heure qui est percutant pour moi, c’est la façon dont on présente un JDR amateur qu’on est en train de fabriquer sur un forum ou dans des groupes de discussion liés au game-design… Je vois ça sans cesse, on présente l’univers et on dit en général “les règles sont pas très compliquées” ou ”les règles de combat de vaisseau fonctionnent comme ça”, etc. Et ce sont des marqueurs typiques d’une certaine pratique du JDR (qui est tout à fait légitime et que je ne remets absolument pas en cause). Il y a toujours un implicite extrêmement fort qui est qu’il n’est pas nécessaire de dire qu’il y a un MJ, de dire qu’on va jouer des gens qui essaient de faire des choses et qu’il y aura des jets de dés pour sanctionner réussite , il n’est pas nécessaire de dire tout un tas de choses comme ça. Il manque l’idée que les gameplays rôlistes peuvent être extrêmement larges.
Je vais connecter ça à un autre constat, qui est aussi une comparaison avec le jeu vidéo qui m’a frappée quand j’ai réussi à la faire : est-ce que vous pouvez me décrire à quoi ressemble un JDR typique ? A peu près tout le monde me répondrait qu’il y a un MJ, un scénario, des joueurs et joueuses, etc. Si on pose la même question dans le jeu vidéo, la question est complètement non pertinente en fait. Quel est le gameplay d’un jeu vidéo ? Comment ça se joue un jeu vidéo ? Il n’y a pas de réponse à ça. On ne va pas dire un jeu vidéo c’est un jeu dans lequel tu manies un avatar et tu dois tirer sur tes ennemis… parce que cette description n’a rien à voir avec ce qu’est un jeu de stratégie, les RPG au tour partout, ou à peu toutes les autres sortes de jeux vidéos qui ne sont pas des FPS ou des TPS. Il n’y a pas de gameplay central dans le jeu vidéo, pas un gameplay pour lequel tout le monde dit “c’est ça le jeu vidéo standard”. Il y a des choses plus dominantes que d’autres, beaucoup plus de jeux de tir (FPS) que de jeux de stratégie en temps réel (RTS) qui se font de moins en moins… mais il y a quand même l’idée d’une certaine diversité.
Et en plus le milieu du jeu vidéo est un milieu qui reconnaît ses marges. En particulier dans les années 2010 qui sont vraiment celles de l’explosion du jeu vidéo indépendant. Le jeu vidéo indépendant maintenant tout le monde en parle, tout le monde sait que ça existe, ils sont très visibles, très accessibles sur Steam. C’est d’ailleurs un milieu assez terrible pour les gens qui veulent se lancer parce qu’il y a une concurrence gigantesque. En 2012 il y a eu notamment Indie Game The Movie… c’est marrant comme un média en légitime un autre, puisque c’est un film sur le milieu des jeux vidéos indépendants qui a vraiment légitimé à fond le jeu vidéo indépendant et plein de gens y jouent. Et maintenant on voit des ponts entre jeu vidéo indépendant et jeux plus mainstream, avec des jeux comme par exemple Child of light, qui a tous les marqueurs du jeu indé et qui est en fait produit par Ubisoft.
Mon souhait, mon poing sur la table là pour la fin, j’aimerais atteindre a en JDR un jour. J’aimerais atteindre un stade qui est : qu’il y ait peut-être une pratique du JDR majoritaire pourquoi pas, je ne veux pas la détruire, je ne suis pas iconoclaste, mais qu’il y ait une reconnaissance plus forte des marges en fait, que les pratiques traditionnelles acceptent de se situer par rapport à d’autres possibilités et non pas comme l’hégémonie unique. Et c‘est un des points principaux qui me poussait à parler de maturité du média, je trouve qu’actuellement le JDR ne reconnaît pas ses propres marges, voilà.
Nando : C’est hyper intéressant, je te remercie pour ces remarques. Je fais deux réflexions rapides : la première c’est que c’est vrai, à mon sens, le cinéma est un art plus démocratique avec ses marges. Tout le monde trouve sa place dans l’histoire du cinéma et dans le goût du cinéma. Comme tu l’as dit, il y a les groupscules qui aiment les nanars, ou le cinéma polonais des années 23-23… Sur le contenu, c’est vrai que le cinéma est conscient que sa définition va avec l’ensemble de son histoire. Tout ce qui était produit rentre dans sa définition, donc il n’existe pas de vraies marges. Cette conscience c’est vrai qu’elle est bien évidente pour le cinéma.
D’autre part, je voudrais par contre souligner comment la difficulté et l’exclusion des marges existent aussi pour le cinéma. Je reviens encore une fois à la question du dispositif : ok pour le contenu et les productions, c’est vrai que l’histoire du cinéma est une histoire assez démocratique mais si on regarde la question du dispositif alors on se rend compte que c’est un peu plus compliqué. Par exemple aujourd’hui, la réalité virtuelle, donc les films qui passent avec le casque en RV, commence à être vraiment une production par certains artistes (dans le sens auteur-qui-emploie-cette-forme-d’expression). Et bien cette forme, qui sort du dispositif cinématographique qu’on a défini, elle a du mal à se faire accepter par le monde du cinéma.
Donc les marges dans l’histoire du cinéma je les considère pas tant au niveau du contenu, de la production, des films… mais dans l’histoire des dispositifs différents de celui dominant qui s’est mis en place. Et par rapport à ces dispositifs minoritaires, la question revient de façon similaire au monde du JDR. La situation est beaucoup moins démocratique et beaucoup moins accueillante, parce que ces pratiques alternatives sont très mal accueillies ou accueillies de façon dialectique dans l’histoire du cinéma. Je ne sais pas si tu vois mon point de vue ?
kF : Oui, c’est très intéressant, oui, merci.
Eugénie : Je voulais adoucir peut-être un peu aussi le constat de kF. Parce que de fait je pense que ça bouge et que les choses évoluent. Et petit à petit les marges sont digérées, quoi. Le jeu sans MJ, typiquement, commence à peu près à être accepté. Tout le monde n’est pas encore au courant que ça existe, mais globalement ça va. Globalement les rôlistes commencent à en avoir entendu parler. Ils ne sont pas forcément convaincus, ils n’ont pas forcément envie d’essayer mais ils commencent à imaginer que c’est possible. Et on a passé la barrière du “c’est une remise en question de mon loisir donc non ce n’est pas du JDR”.
Les jeux de la famille Apocalypse World c’est pareil, aujourd’hui globalement on commence à en avoir entendu parler, même si on n’y a pas forcément joué, ou qu’on ne sait pas exactement quelles sont ses spécificités… mais pareil cette diffusion est en train de se faire doucement.
On peut citer aussi la scène itch.io qui explose de créativité dans tous les sens, avec notamment les jeux diffusés et promus par Matthieu Bé et sa communauté C’est pas du JDR. Le titre de la communauté est assez emblématique, je te le concède complètement, mais néanmoins il y a une diffusion qui se fait.
Après, je pense qu’on a un vrai problème d’un média dont les pratiquants sont atomisés en petits cercles. Et du coup la diffusion, elle est longue et elle est lente. Et encore une fois on est jeunes, et c’est peut-être aussi une question de temps avant que les personnes entendent parler des marges, ensuite qu’elles les acceptent, ensuite qu’elles s’y intéressent… Pour le cinéma mine de rien, les premières dates qu’on a cité au tout début de cette conversation dans le premier podcast c’était 1895. Le JDR c’est 1974 donc on a le temps, quoi.
kF : Oui tu as complètement d’amener cette nuance. C’est vrai que mon espèce de cri du cœur je ne sais pas exactement à qui je l’adresse en fait. Parce que dans les conventions où on va, on est quand même reçus, on a une parole, on a un groupe qui est quand même assez actif autour des Courants. Et on n’est pas la seule marge du JDR une fois de plus, il y a aussi C’est pas du JDR, et pas mal d’autres communautés marginales autour de tel ou tel type de jeu. Oui bien sûr effectivement. Là maintenant j’essaie de faire un peu la liste de quels contributeurs il y a, de cette démocratisation des formes alternatives du JDR, et bien sûr qu’il y a en a effectivement. C’était juste un cri du cœur sur cette façon de présenter le JDR, qui à mon avis montre qu’on a pas encore fini de regarder notre propre langage et de voir quelles sont ses alternatives.
Conclusion
où l’on revient sur les similitudes et les différences évoquées ensemble et on regarde devant nous, les transformations apportées par la dématérialisation qui s’imposent aussi bien au JDR qu’au cinéma
Eugénie : Moi ce que j’aime beaucoup dans cette conversation, c’est l’espèce d’énorme recul que ça nous fait prendre de se comparer au cinéma. Je vois tous les points communs qu’on a soulevés, et déjà je trouve que ça nous dit que notre média n’est pas unique, ni spécifique, il est juste en construction en fait. Il est en train d’avoir son histoire, de se cristalliser et de se redéfinir et réinventer aussi au fur et à mesure de ses ruptures. Mais finalement quand je vois l’anecdote du Bazar de la Charité et les conséquences que ça a eu sur le développement du média et que je fais le parallèle avec nous le traumatisme Mireille Dumas pour la communauté rôliste, je me dis finalement qu’on a rien de spécifique. Le média n’est ni maudit ni choisi, il est juste comme les autres. Il est juste un peu plus jeune et on aura le temps de notre développement.
kF : Oui, et je suis en train de me demander… c’est très meta comme analyse, mais est-ce que les processus de légitimation des différents médias sont plus rapides avec le temps qui passe ? Je pense que la position de La Cellule de Romaric est directement inspirée des Cahiers du cinéma et tout, plus ou moins inspirée de la politique des auteurs etc. Il me semble que c’est quelque chose que Romaric a explicitement cité à La Cellule, mais je n’en suis pas tout à fait sûre. Le fait de pouvoir regarder les processus de légitimation du cinéma à d’autres moments permet plus rapidement de dire “mais voilà comment ça va se passer, voilà où ça va se passer ensuite”. Et je pense que ça se fait plus vite.
Le média qui a gagné sa légitimité à une vitesse incroyable en ce moment, c’est le jeu vidéo. Il y a 30 ou 40 ans le jeu vidéo était juste vu comme les méchants écrans… Actuellement il y a quand même pas mal de réflexions universitaires sur le jeu, on admet que ça peut être une œuvre d’art (enfin selon l’âge de la personne qui parle mais la bataille est déjà gagnée quoi). C’est assez évident pour beaucoup de gens que le jeu vidéo est un média très riche, très large avec toute une dimension artistique et créative et ainsi de suite.
Et en JDR je partage aussi ton constat Eugénie sur le fait qu’il y a juste des constats structurels liés à la façon dont fonctionne le JDR qui ralentissent la diffusion des idées. On peut jouer dans un groupe fermé avec assez peu de contacts avec une masse pour discuter. Pour jouer à un jeu, il faut déjà une sacrée logistique en fait : la plupart des jeux demandent pas une seule partie mais plusieurs, donc on va y passer longtemps, tandis qu’un film ben… on se procure le film, ça prend 2h pour le voir et il est vu quoi. Tout ça fait qu’on peut rester très longtemps à ne jouer qu’à un seul et unique jeu, on peut passer des années à ne faire que du Donjons & Dragons et avoir des tas de sessions très différentes, explorer des axes particuliers très différents du jeu, de jouer toute la progression et ainsi de suite. Et je ne connais pas de film qui puisse être l’unique pratique filmique d’une personne pendant des années et des années quoi.
Et en plus de tous ces processus qui se ressemblent et qui ont des similarités, même si on a parlé des différences aussi, il me semble qu’on est actuellement aussi face à un moment de transformation pour tous les médias face à Internet, et le JDR est aussi en train de se réinventer à travers ça. Je parlais tout à l’heure du Coronavirus, je suis sûre que le virus aura un impact non négligeable sur le JDR. Parce qu’il aura précipité le passage au JDR dématérialisé, parce qu’on est enfermé chez soi et que si on passe par le vocal et Internet on peut jouer ensemble.
Il y a plein d’outils qui sont en train d’apparaître, Roll20 c’est déjà has been maintenant tout le monde est sur Miro et ainsi de suite… et je pense qu’on n’a pas fini de voir la recréation du média rôliste sur Internet. Et pour le cinéma on a évoqué Netflix et la crise autour de ça un peu plus tôt. Je pense que tous les médias en plus de leur processus habituel sont en train de se redécouvrir en ce moment.
Nando : Oui c’est vrai…
kF : Il y a un musée à Rennes qui fait découvrir ses œuvres par des vidéos par exemple. C’est marrant tout à l’heure on parlait du cinéma comme vecteur pouvant faire passer le théâtre, la culture et tout. Là maintenant c’est Youtube qui sert à la vulgarisation scientifique, à découvrir des musées et plein de choses…
Et je crois qu’il va falloir petit à petit clore ce podcast très très long…
Eugénie : Haha ! C’est ça, et on se revoit dans 30 ans pour faire un petit bilan.
kF : ça marche oui !
Nando : Moi j’aurais une question, mais si vous me promettez que votre réponse sera rapide. Peut-être c’est une question vraiment basique, qu’on aurait dû poser au début mais c’est maintenant que je l’ai à l’esprit… Vous ne pensez pas que la difficulté aussi pour le monde rôliste à s’affirmer pour une maturité, une légitimité, et donc une reconnaissance, c’est lié à son immatérialité ? Le cinéma, c’est une expérience mais c’est aussi lié à l’objet qui est l’objet film ; et même les jeux vidéo finalement, c’est une expérience mais c’est lié à quelque chose de matériel.
Eugénie : Je pense que c’est même pire que ça. C’est pas une simple immatérialité où on se dit qu’on pourrait filmer des gens qui jouent et on comprendrait quand même ce qu’il se passe. Globalement si on veut vraiment comprendre ce qui se passe dans une partie de JDR il faut participer. C’est un peu comme regarder des gens qui dansent : ça ne nous fait pas comprendre ce que c’est que danser, en termes de sensations ou autre. On a accès à une partie de l’expérience mais pas à tout. Et le JDR c’est fait pour être pratiqué, enfin moi c’est ma vision du JDR de le voir comme une pratique. Du coup ça rend la transmission et l’étude encore plus difficiles, quoi. Il faut le pratiquer pour comprendre ne serait-ce que ce que c’est.
kF : Moi j’étais pas forcément d’accord sur l’immatérialité, mais c’est effectivement un sujet compliqué dans lequel on ne va pas forcément se lancer. Beaucoup de JDR traditionnels ont basé tout un pan de leurs ventes sur la beauté des livres : des gros livres, avec des couvertures cartonnées, des belles illustrations…avec l’idée qu’on va vendre tout autant aux rôlistes qui vont jouer qu’aux collectionneurs. Dès les débuts, les premières éditions de Dungeons & Dragons se vendent dans des boîtes, parce qu’on y inclut notamment les dés particuliers. Les dés avec des formes spéciales c’est vraiment un fétiche du JDR, avec l’écran. L’écran et les dés c’est des éléments intrigants qui souvent reviennent dans ce que les gens recherchent quand ils ont entendu parler du JDR.
Et actuellement le JDR est plutôt dans un processus de dématérialisation. A chaque fois qu’il y a un nouveau JDR qui passe par kickstarter ou quoi, il y a de plus en plus de demandes pour qu’il y ait aussi une version en PDF ou en e-book… Le JDR se dématérialise mais il a eu toute une dimension très matérielle qu’il continue d’avoir dans une certaine mesure.
Par contre si tu acceptes une vision forienne/La Cellule des jeux dont la nature profonde c’est d’avoir un système et des mécaniques spécifiques, le problème c’est que c’est très difficile à transmettre. Un exemple de ça, c’est que ce n’est pas du tout protégeable par le copyright. On peut protéger un texte précis, une illustration précise, mais le concept ou l’idée d’une mécanique ce n’est actuellement pas possible.
Donc voilà, sur la légitimation et tout ça, je saurais pas trop faire un commentaire. Mais le rapport à la matérialité est assez complexe en fait, et c’est vrai que quand on a cette fierté que le jeu c’est surtout une conversation, c’est dans notre tête, c’est visualiser… c’est pas un spectacle. Justement, tu parlais du cinéma comme spectacle au tout début de ce podcast, le JDR n’est pas un spectacle ou il a du mal à l’être. Il commence à l’être via les Actual Play enregistrés, potentiellement un peu scénographiés et tout, mais ça n’est pas dans sa nature. Donc plutôt de parler de matérialité j’aurais parlé de la partie spectacle.
Nando : C’est bon pour moi, merci pour cette réponse. J’y vois plus clair, enfin j’y vois plus clair dans mon ignorance.
Eugénie : Et en même temps ce qu’on t’a dit c’est démenti par le succès des Actual Play, qui font du JDR un spectacle, où c’est des parties qui sont filmées, mises à disposition sur Youtube, ou enregistrées écoutables en audio comme des fictions radiophoniques. Et moi j’en écoute beaucoup et j’adore ça, donc je ne suis pas du tout de bonne foi quand je dis “il faut participer pour comprendre ce que c’est que de jouer”, c’est n’importe quoi.
Disons que pour expliquer le jeu à quelqu’un qui n’a jamais fait de JDR, lui montrer un extrait d’une partie ça n’a aucun sens en fait. Et je voudrais en profiter (c’était une référence que je voulais placer en conclusion, ça tombe bien on arrive à la fin) pour vous inviter à aller voir cette vidéo sur la chaîne youtube de La Cellule de Fabien Hildwein qui présente son loisir préféré.
Et c’est super parce qu’il présente le cinéma à un public qui n’aurait connu que le JDR. En essayant d’expliquer l’expérience du cinéma, mais du coup il n’y a pas les termes pour en parler. Et il montre à la fin un extrait du générique de James Bond, sur un petit écran tout pourri et il dit “c’est extraordinaire, voilà, vous avez un bon aperçu de ce que c’est que le cinéma”… Et en fait c’est souvent ça la façon dont le JDR est montré, que ce soit dans une émission de TV ou qu’on essaie d’en parler à des personnes qui ne connaissent pas dans notre entourage. On explique en quelques lignes de dialogue, on essaie de raconter un bout de partie, éventuellement on montre des personnes qui jouent. J’avais vu ça dans un documentaire sur les geeks : on montre des personnes qui jouent mais c’est juste une séquence de 15 sec. avec quelqu’un qui dit : “je sors mon couteau. j’ai un couteau ou pas ?” Et ça n’a aucun sens quoi, si tu n’as jamais joué tu te dis mais qu’est-ce qu’ils font ?
Voilà je trouve le parallèle et le renversement très bien faits, je vous invite à aller voir cette vidéo, elle est rigolote, elle dure 4 min et elle est très bien faite.
kF : Et bien, merci à vous deux pour vos interventions, c’était très intéressant.
Nando : Merci à vous de l’invitation et de la conversation, c’était vraiment très intéressant pour moi aussi.
Eugénie : Merci beaucoup oui !
kF : Et puis bravo aux auditeurs auditrices qui seront arrivées jusqu’au bout des 3h30 de podcast. Si vous avez des retours sur l ‘histoire du JDR, sur des inexactitudes, sur des choses en plus que vous pourriez dire, n’hésitez pas à investir les commentaires de la vidéo ou venir discuter sur les Courants Alternatifs, moi je serai là pour en parler, faire le service après-vente si vous voulez. Et puis voilà, ce n’est pas une histoire finie, c’est juste une petite étape parmi d’autres.
2e volet du Podcast Scénique, enregistré en 2020 en compagnie de kF et Nando, à propos de la légitimation d’un média, où nous avions comparé l’histoire du cinéma et celle du jeu de rôle. L’enregistrement ayant pâti de plusieurs problèmes techniques qui ont rendu l’écoute peu confortable, en voici la transcription écrite.
Se légitimer via un nouveau public
où Nando révèle qu’à ses débuts le cinéma a gagné en légitimité en se tournant vers un public plus bourgeois, adulte et masculin ; là où (autres temps, autres valeurs) le JDR semble faire le chemin inverse, à savoir gagner en maturité en se faisant plus inclusif.
kF : Bonjour à toutes et à tous, on se retrouve pour la suite du podcast sur le cinéma et la maturation du jeu de rôle. On s’était arrêtés en 1907 avec l’apparition de la salle de cinéma. Nando je te laisse la parole…
Nando : Oui, et je reprends la parole en évoquant quelque chose que j’ai laissé de côté, mais qui me semble intéressant pour des comparaisons possibles avec le monde du JDR. C’est que jusqu’à ce moment où le cinéma s’installe comme un spectacle légitime sur les Grands Boulevards parisiens (le lieu de la légitimité sociale de la société bourgeoise de l’époque), jusqu’à ce moment-là fin 1906-début 1907, le cinéma était pensé comme quelque chose qui pouvait plaire surtout à deux catégories humaines : aux enfants et aux femmes.
C’est une particularité assez précise de ce média, liée au fait que c’est une attraction surtout liée à l’illusion de réalité. A cette époque-là (même aujourd’hui, mais en particulier fin 19e et début du 20e) l’idée que la femme était inférieure à l’homme passait aussi par cet aspect-là, donc il y avait l’idée que les femmes et les enfants pouvaient se laisser tromper par l’illusion de réalité que le cinématographe offrait. Or, du moment qu’il s’installe sur les Boulevards, c’est aussi dans l’idée de Charles Pathé et des autres entrepreneurs de s’ouvrir et se légitimer face au public bourgeois masculin. Je ne sais pas si vous avez des idées par rapport à ça, mais justement pour moi le JDR est assez connoté comme un univers en soi masculin, qui laisse très peu d’espace (au moins dans l’imaginaire) au monde féminin, aux filles. Alors qu’à la base le cinéma est à l’inverse.
kF : J’entends ça, mais il me semble qu’il y a un bémol dans ce que tu dis, tu me diras ce que tu en penses. Tu as quand même présenté le cinéma comme inventé par les frères Lumières, et j’ai l’impression que les forains, les techniciens, les inventeurs qui sont derrière ont l’air d’être plutôt masculins… je comprends que le premier public soit plutôt féminin (et dans un sens visiblement très misogyne) mais j’ai quand même l’impression qu’il y a une origine masculine, une espèce de bizarrerie comme ça.
Et pour faire le lien avec le JDR, effectivement le JDR a cette image initialement traditionnellement masculine, qui à mon avis est connectée aux contre-cultures nerd et geek telles qu’elles se développaient dans les années 70-80. Et en particulier le wargame, qui existe depuis assez longtemps, notamment comme une entreprise – je trouve – d’une mathématisation d’une espèce de réalité guerrière. A la base, un wargame ça va être rejouer des grandes batailles que ce soit en medieval fantasy ou, plus tôt, les guerres napoléoniennes ou des choses comme ça. Il y a un peu cette idée que, certes Donjons & Dragons baigne dans la fantasy donc dans un certain genre littéraire (qui a été dominé pendant un temps par Tolkien, et qui a eu toute l’influence qu’on connaît dans ce monde-là), mais Donjons & Dragons c’est une vision de Tolkien qui est quantifiable, en fait. C’est-à-dire que si j’ai un monstre donné, comme le Balrog, il a un certain nombre de points de vies, un niveau, des points d’attaque… une espèce de mathématisation des choses qui est très connotée masculine dans ce que je pense qui pouvait l’être à l’époque.
Mais j’avoue que pour pouvoir vraiment affirmer ça, il me manque des connaissances historiques liées à l’époque. En disant ça je me souviens qu’on n’est pas très très loin du développement de l’informatique qui est un moment très féminin, en fait, de l’histoire des sciences dont la mémoire a été complètement perdue ensuite. On a un peu du mal à revenir sur cette période et à attester réellement de ce que le JDR ait été profondément masculin ou pas, parce que les stats ne sont pas vraiment là, les préconceptions restent mais pas forcément les stats. Et bon.
Eugénie : C’est super intéressant. Je pars vraiment dans des grandes généralités, parce que je n’ai pas de recul historique et de connaissances pour appuyer ce que je dis, mais quand tu parles de se diriger vers un public féminin parce qu’on le pense plus facile à tromper, parce que peut-être qu’elles auraient plus d’imagination, qu’elles se laisseraient plus facilement dépasser par leur imagination… Il y a quelque chose en JDR qui est un peu l’inverse, qui est que si beaucoup de femmes ne vont pas vers le JDR c’est qu’elles se disent qu’elles n’ont pas assez d’imagination, et qu’elles ne sauraient pas quoi dire, qu’elles ne sauraient pas créer, elles n’auraient pas l’imagination suffisante pour faire semblant. Je ne sais pas quoi faire de cette remarque-là mais je trouve ça intéressant.
Nando : Et c’est intéressant aussi parce justement donc l’histoire de la légitimation du cinéma, vous comprenez, c’est encore une fois une autre histoire qu’on peut écrire, l’histoire d’une masculinisation. C’est-à-dire que le cinéma est considéré devenir mûr et légitime parce qu’il devient quelque chose de masculin au fur et à mesure des années, et adulte (au sens vraiment d’âge, parce que non plus lié à une réception enfantine mais à un média qui puisse intéresser même les gens de l’âge adulte).
Alors que j’ai l’impression, du peu de mes connaissances JDR, que c’est un peu l’inverse qui se passe chez vous… Il gagne de plus en plus de maturité et de légitimité au fur et à mesure que, d’une origine très macho, il devient de plus en plus ouvert au sens large, à tous les autres réceptions humaines, et il devient une espèce de monde assez inclusif en ce moment, et cette inclusivité va en direction de l’écriture de sa maturité, de sa légitimité aussi en terme social plus large, général. Alors que pour le cinéma c’est parce que cette histoire s’est écrite à toute une autre époque, c’est exactement le contraire. Je trouve ça très intéressant aussi.
[AJOUT A LA TRANSCRIPTION : aucune de nous deux n’a pensé à réagir sur le fait que le JDR a longtemps été considéré comme un loisir adolescent, en tout cas “pas adulte”, à l’image du cinématographe comme spectacle enfantin.]
La période théâtrale et le Film d’Art
où l’on découvre que pour se construire une légitimité en tant qu’art, le cinéma imite les codes du théâtre, un art du spectacle légitime de l’époque
Nando : Une fois qu’il est installé dans une salle et que cette salle occupe le même espace urbain que les théâtres, le cinéma vise à conquérir le public bourgeois masculin qui ne doit pas avoir honte d’aller au cinéma. Parce que ce n’est pas que jusqu’ici les hommes n’allaient pas voir des films, c’est juste que ce n’était pas considéré comme une occupation pour les hommes… donc il y avait des hommes qui allaient voir le spectacle cinématographique avec honte, en se cachant, etc. Alors qu’à ce moment où il s’installe dans un lieu légitime pour toute la bourgeoisie française de l’époque, il cherche à s’approprier des codes du langage qui lui est « frère » on pourrait dire, c’est-à-dire les codes du langage du théâtre. On pourrait juger cette tentative rétrospectivement comme un échec en fait. Mais il y a un moment entre 1908 et 1913 (l’avant-guerre) où le cinéma veut se faire comme le théâtre.
Et donc il naît une nouvelle société de distribution qui s’appelle Film d’Art. Mais plus généralement, le concept de « film d’Art » s’élargit à toute la représentation cinématographique de l’époque. Et on veut évoquer avec ce terme « film d’Art » l’idée qu’on s’approprie des codes théâtraux pour faire des films. Donc on utilise des gens qui viennent du monde du théâtre : des dramaturges pour écrire des scénarios, des acteurs de la Comédie Française pour jouer le jeu d’acteurs (jusqu’à maintenant c’était des acteurs totalement anonymes ou même pas des acteurs), pour les affiches des grands artistes visuels, pour les décors les chefs décorateurs de l’Opéra de Paris, etc. Tout le monde du théâtre participe et rentre dans le cinéma. Et le cinéma rend des films très théâtraux, avec des personnages à figure entière joués à la façon du théâtre. En plus il s’agit de pièces théâtrales adaptées au cinéma ou de drames ou romans adaptés en films.
L’ambition est justement de faire un théâtre populaire, un théâtre pour tous à travers le cinéma. Une ambition qui a aussi un côté « idéal » mais le résultat, rétrospectivement, on peut le juger un peu échec parce que ce n’est pas du tout par là que passe la nouveauté et l’écriture cinématographique.
Et aujourd’hui, quand on regarde ces films-là on a l’impression d’un grand ennui, de lenteur, parce que la caméra est très distante de la scène, fixe, sans montage… c’est vraiment du théâtre filmé. L’ambition échoue un peu, mais ça je pense que c’est typique et c’est une question à re-poser au monde rôliste : le cinéma pour se dire légitime essaie de s’assimiler au langage d’un autre art (qui, lui, est déjà légitime). Et notamment le théâtre de la fin 19e qui était déjà la forme représentative la plus légitime de l’époque. Je ne sais pas si vous avez des comparaisons sur le monde du JDR, des échanges similaires avec d’autres artistiques avec lesquelles il essaie de se légitimer comme la peinture ou je ne sais quoi ?
Open bar sur les codes de tous les arts
où kF et Eugénie font un parallèle avec la façon dont le JDR a pu emprunter lui aussi les codes du théâtre mais surtout ceux de la Littérature ; où Nando poursuit sur les emprunts à la photographie…
Eugénie : Oui, côté littérature il y a L’Appel de Cthulhu, qui nous invite à jouer tout l’univers de Lovecraft, que je trouve assez représentatif. Et je pense qu’il y a aussi toute une école des MJ… qui réfléchissent en termes très théâtraux d’incarnation d’effets spéciaux, de comment placer sa voix, gérer la lumière en termes de mise en de théâtre dont les joueurs seraient des spectateurs participants. Et ça c’est quelque qui est assez mis en valeur dans les Actual Play aujourd’hui qui sont un peu prolongement de cette école-là pour certains. Notamment je pense à Role’n’play où la promo qui a été faite, ça a été de dire « on invite des comédiens qui vont jouer qui sont des professionnels, c’est pas des joueurs et joueuses c’est des comédiens et comédiennes, et quelque part ça légitime le fait que vous allez les regarder » quoi.
kF : C’est vrai que je n’avais pas pensé que le premier média évidemment avec lequel il faut connecter le JDR c’est sans doute les littératures de l’Imaginaire. Qui sont présentes assez fortement dès Donjons & Dragons, dès le tout début. Parce qu’on retrouve par exemple des choses qui sont assez directement piquées à Tolkien avec les Hobbits et les Balrogs (ce qui a valu les problèmes de droit d’auteur à TSR). Et puis les alignements avec la Loi et le Chaos, ça vient assez directement de Moorcock… Et en gros il y a vraiment ce côté patchwork de références littéraires à gauche et à droite.
Mais tu as raison de citer L’Appel de Cthulhu en particulier là-dedans, puisque quand il est sorti au début des années 80, il se plaçait en rupture par rapport au JDR d’avant (au côté simulation militaire de Donjons & Dragons et son héritage) en proposant des règles plus simples et des parties beaucoup plus centrées sur l’histoire et notamment sur l’enquête. Et il y a cette idée que ça ne reprend pas juste l’univers visuel et les monstres de Lovecraft, ça essaie de reprendre l’ambiance et d’aménager le même genre d’histoires que des nouvelles de Lovecraft. Tandis qu’une partie de D&D en mode dungeon crawling dans un donjon ça ne ressemble pas vraiment à des histoires de fantasy en fait. Je ne me souviens pas de la dernière fois que j’ai lu des histoires de fantasy qui écument un donjon…
[AJOUT A LA TRANSCRIPTION : aucune de nous ne mentionne que le JDR emprunte surtout aux « mauvais genres » des arts légitimes : les littératures de l’Imaginaire ou l’improvisation théâtrale par exemple, des genres dont la légitimité d’art n’est pas établie.]
Nando : Je pense aussi que ce même processus de recherche de légitimation à travers un autre art, la photographie l’a déjà vécu quelques années auparavant. Si vous connaissez un peu la photographie, de façon similaire, à la fin du 19e elle n’est pas encore considérée comme un art et elle essaie de s’emparer de cette étiquette d’art en se rapprochant de la peinture. En effet il y a tout un mouvement qui naît, qui s’appelle le pictorialisme, de photographes qui utilisent les formes et les codes de la peinture.
Et pour la photographie comme le cinématographe, ce genre de période a aussi des effets très positifs : des effets esthétiques, on a des chefs d’oeuvres de la photo pictorialiste, tout comme il y a de très bons films de cinéma issus de ce moment de conception hyper-théâtrale ; et il y a aussi de bonnes choses dans le fait des compétences et des intelligences du monde du théâtre entrent sans plus aucune honte dans l’industrie cinématographique (les comédiens, etc.). Mais comme pour la photographe, le côté positif, productif et créatif de cet échange se termine après très peu d’années en fait. On comprend tout de suite que ce n’est pas la voie par laquelle il faut chercher la légitimité artistique du médium.
La censure comme gage de légitimité
où Nando explique que la censure naît très tôt et de l’intérieur du monde du cinéma, pour garantir des spectacles non-dangereux et donc légitime ; où kF et Eugénie réalisent qu’il n’existe pas d’institution de censure à proprement parler en JDR
Nando : Et c’est à ce moment-là aussi de l’aboutissement des recherches de légitimité par le biais du théâtre qu’est née l’idée qu’il y a besoin d’une censure cinématographique. Ca peut sembler paradoxal, mais c’est au moment même où le cinéma se dote de l’allure d’art, entre 1912 et 1913, qu’il dit “nous, on a besoin de la censure”. La censure naît comme une construction à l’intérieur même du système, pour se présenter face à la société comme légitime. On se censure, vous nous censurez, parce que notre spectacle pourrait être dangereux… et donc on vous assure que la chose qu’on décide de présenter au final est un spectacle digne pour les familles, pour l’homme bourgeois, pour la bonne société.
Cette idée de censure s’inscrit à ce moment dans l’histoire du cinéma (on pourrait beaucoup discuter de si c’est bien ou mal la censure, mais de toute façon c’est une réalité historique donc c’est comme ça), la censure naît au moment où le cinéma finit son rapprochement avec le théâtre. Est-ce qu’il y a une censure dans le monde du JDR ou vous êtes totalement libres ?
Eugénie : Il y a un dispositif un peu particulier dans milieu du JDR qui est que les parties sont privées. On joue dans le cercle privé, donc ce qui se passe à table, dans le dispositif de base, ça reste entre les gens présents à la table. Ce qui permet tout et son contraire : à la fois de pouvoir se dire on va représenter le Mal, mais on sait qu’on est entre des personnes qui se connaissent et partagent les mêmes valeurs, et il n’y a pas d’ambiguïté sur ce qu’on joue, sur le fait que c’est une représentation et qu’il n’y a pas d’adhésion de notre part. Mais ça peut être aussi le lieu de la roue libre pour des choses qui peuvent faire mal.
Et c’est seulement ces dernières années que, notamment dans la sphère publique comme les conventions, il commence à y avoir des chartes de comportement. Pour les comportements sexistes, etc. mais aussi une exigence de prendre soin de la façon dont les thèmes vont être abordés à la table, dont les joueurs et joueuses vont réagir vis-à-vis de ça. Et c’est ce qu’on appelle la sécurité émotionnelle : faire attention à ce que, par exemple, si on joue avec un public familial on évite d’avoir des scénarios trop trash… Il y a des choses qui peuvent se jouer en convention et d’autres non, et ça commence à être mis sur le papier. Et je pense qu’effectivement on peut le rapprocher de la censure (en tout cas il y a des personnes qui hurlent à la censure depuis longtemps) moi je trouve que c’est plutôt une bonne chose de faire attention à son public, mais voilà ça peut s’en rapprocher.
kF : C’est vrai que dans les milieux dans lesquels je navigue, il y a un certain souci pour la sécurité émotionnelle et les outils de prévention de sorte à ce que les contenus difficiles soient bien balisés à l’avance, etc. Mais on y voit parfois sortir des jeux suffisamment extrêmes pour qu’on se dise “je ne sais pas quel système de censure peut exister en JDR si un jeu comme ça arrive à sortir”. J’ai en tête le Coelacanthes de Thomas Munier. Alors Thomas est un auteur qui sort tout en PDF librement sur son site donc ce n’est pas comme si c’était passé par un éditeur. Mais Coelacanthes c’est quand même le festival des trucs les plus immondes et dégueulasses et horribles. Le jeu a un petit peu fait parler de lui mais ce n’est pas allé beaucoup plus loin que ça, partiellement parce que ça reste une sortie très confidentielle, partiellement aussi parce que le jeu prévient à l’avance de ce qu’il contient et ça n’a jamais vraiment lieu du moment qu’on ne le joue pas, a priori dans un cadre privé et avec tous les warnings qu’il faut.
Je ne crois pas qu’on ait jamais eu un système réellement intense de censure dans le JDR. Je pense qu’il y a eu quelques restrictions de sortie par ci par là… J’ai en tête notamment INS/MV (son titre français In nomine satanis, magna veritas) où on joue soit des anges soit des démons. Il était sorti aux US sous une forme très rabotée qui ne s’appelait plus que Magna veritas, ils avaient enlevé toute la partie satanique, parce que justement la question du satanisme en JDR était assez touchy. Et je suppose qu’il y a pas mal de jeux qui ont des problèmes à leur sortie sur des questions de copyright. Et je pense que les américains ont des problèmes avec certaines associations chrétiennes… mais bon. Je n’ai pas trop trop d’images qui me viennent en tête de censure réelle, je crois que juste le JDR n’est pas assez important du point de vue public pour que ça ait eu lieu.
Nando : Disons que l’aspect public du cinéma, qui n’est pas privé, a fait en sorte que très tôt dans son histoire naissent ces préoccupations de censure publique, qui ne sont pas une simple autorégulation privée de la chose. Donc c’est un peu partout dans tous les pays, entre 1912 et 1913 que naissent ce genre de structures de censures nationales, avec l’objectif de préserver le public d’offenses à la morale, à la religion, aux pouvoirs publics, etc. Mais avec aussi l’objectif d’être attentif à présenter le Mal d’une certaine façon. Il y avait la peur que présenter des choses négatives puisse inciter les gens qui regardaient à la même action, notamment les enfants et les adolescents. Et c’est dans ce sens-là que se met en place la censure : une peur du pouvoir immersif du cinéma, qui amènerait à reproduire le geste qu’on voit sur l’écran, et donc ce geste doit être représenté d’une certaine façon.
kF : J’ai aussi l’impression que la dimension moins immersive du JDR (au sens où ce n’est pas une expérience qui mobilise aussi fortement les sens) l’a un peu épargné de ce genre de critique et le média naissant qui prend plutôt ça dans la gueule en ce moment c’est le jeu vidéo (enfin c’est plutôt passé que présent mais bon).
Eugénie : J’imagine que le JDR aurait eu droit aux mêmes mobilisations si on avait été suffisamment lourds en fait. Tout à l’heure on parlait du passage d’artisanat à industrie, je pense qu’on est encore à un stade artisanal en tout cas en France… C’est quand même ce qu’on te dit dès que tu commences à jouer. Moi j’ai souvenir, alors que je n’en faisais pas encore à l’époque, d’avoir parlé un petit peu de JDR dans ma belle-famille, et d’avoir entendu immédiatement de la part de quelqu’un qui ne connaissait absolument pas le JDR : “ça c’est des gens qui devraient faire attention à ne pas confondre la réalité et la fiction parce que ça peut être très vite glissant”. Du coup cette peur-là elle existe, et elle existe vraiment fort, je pense. C’est juste que le media n’est pas assez important pour que ça prenne les proportions que ça peut prendre dans le jeu vidéo.
Et il y a un aspect intéressant aujourd’hui, il y a autour de moi plusieurs personnes qui sont à la fois rôlistes et profs, et qui veulent lancer des ateliers de JDR dans leurs établissements scolaires. Et finalement le discours a complètement changé. C’est-à-dire qu’on n’est plus dans “attention c’est dangereux, les enfants ne feront plus la différence entre la réalité et la fiction”, mais c’est plutôt “ah super une activité sans écran, ça c’est bien pour nos enfants”. Du coup, voilà, il y a eu un twist avec les années.
Porter la culture à tous et toutes
où Nando évoque l’élan éthique du cinéma, qui semblait apte à démocratiser le théâtre, à porter la culture institutionnelle aux publics populaires dans une mission d’éducation
Eugénie : Sur ce chapitre-là, tu voulais parler aussi d’un élan éthique idéal, Nando ?
Nando : Oui, quand le cinéma prend cette forme théâtrale, l’idée est bonne c’est pas pour juger négativement les choses, il y a l’idée de partager la grande culture à tous. Et donc l’idée que le cinéma est l’outil pour faire du théâtre pour toucher un public plus large, et populaire… Donc adapter les grandes pièces du théâtre au cinéma pour les répandre à tous les niveaux. Donc il y avait cette espèce d’idéal éthique, d’élan éthique du théâtre populaire. On se dit à un moment donné : le cinéma c’est quelque chose pour les masses qui réunit le public le plus large possible – aucun média n’avait réuni un public si large – on a une mission en fait. Ce sentiment n’abandonnera jamais le cinéma, mais il naît justement dans ces années-là. Et malgré le fait que l’aboutissement immédiat que la forme théâtrale n’est pas la meilleure solution trouvée, l’idée de cette mission est intéressante pour parler de la maturation et de la légitimation du média. Parce qu’à un moment, les gens qui le font se sont sentis investis d’une mission d’éducation.
Eugénie : Moi ça me fait penser à plusieurs choses de façon décousue, je compte sur vous pour faire des liens plus propres ! Mais il y a quelque chose qui est complètement l’inverse du JDR : le JDR est un loisir de niche avec un public quand même réduit, un public très homogène mine de rien, tout à l’heure on disait très masculin mais c’est aussi aussi des CSP assez homogènes, c’est aussi un public blanc, voilà. Et en même temps c’est un média qui se rêve mainstream. Il y a un élan aussi, une mission aussi, d’aller porter la flamme du JDR dans le monde, quoi. D’aller faire de l’initiation, d’essayer d’attirer les gens, il y a tout un vocabulaire dans le média qui trahit cette volonté de se faire connaître en fait et de transmettre le JDR. Là ce n’est pas transmettre la Culture, mais transmettre la passion pour le média lui-même.
Nando : Oui, l’éthique dans votre cas c’est vraiment l’éthique du missionnaire du JDR alors que dans le cas du cinéma il y a eu la mission pour le contenu de ce que le média montrait.
Eugénie : Et la mission pour le contenu j’ai l’impression qu’on l’a aussi mais beaucoup plus tard… (j’anticipe peut-être sur ce dont on parlera après). Moi c’est quelque chose que j’ai découvert avec le forum des Ateliers imaginaires et le podcast de La Cellule, l’arrivée à un moment d’une réflexion sur le JDR et l’ambition d’en faire un Art, et se dire on va sortir des thèmes du divertissement de l’aventure pour aborder des thèmes forts pour avoir un propos politique, pour transmettre quelque chose qui soit sérieux, orienté. Et je soupçonne que ça a un lien avec ce même élan éthique là. Et qui aujourd’hui se retrouve pas mal dans toute une scène indépendante qui joue beaucoup en disant “on va profiter du JDR pour travailler des interactions sociales qui soient plus humaines, pour aller vers une meilleure compréhension de l’autre, pour essayer de transmettre un savoir-être, un savoir-vivre, une sensibilité à des cultures qui ne sont pas les nôtres”, ce genre de choses… et ça c’est aussi à mon avis de l’ordre de l’élan éthique.
kF : Je te suis tout à fait et pour continuer dans cette direction, je crois effectivement que la question du contenu narratif des JDR est l’une de celles sur lesquelles moi j’aimerais parler dans un certain sens d’immaturité du média. C’est vrai qu’on a introduit ça au début du podcast et on n’en a pas trop-trop parlé. Et en fait, le constat que je fais c’est que l’aventure reste immensément dominante dans le JDR. Que ce soit l’aventure “les donjons les monstres” , l’enquête horrifique vers toutes sortes de mystères étranges à la Cthulhu ou pas, il y a beaucoup de formes de JDR qui de près ou de loin proposent ça. Des personnages en mouvement, en quête de choses importantes et ainsi de suite. Et en termes de contenus, les jeux qui proposent autre chose, comme parler de moments d’apaisements, de vivre ensemble, d’évoquer des moments politiques effectivement… ces jeux sont beaucoup plus marginalisés et surtout ils n’ont pas de place dans l’espace de discussion dominant.
On reparlera de cet espace-là plus tard mais ça préfigure il me semble un des premiers grands points que je voulais faire sur le sujet, qui est effectivement que ça c’est un élan qui est en cours et qui n’est pas terminé : l’ouverture, l’élargissement des schémas narratifs et des possibilités narratives du média, en fait, sans même changer son dispositif.
Construire une grammaire à soi
où la nouveauté pour le cinéma se passe aux Etats Unis avec l’émergence de son propre langage, et où le JDR semble encore en train de balbutier le sien
Nando : Pour reprendre le fil de l’histoire du cinéma où on l’avait laissée, quand le cinéma est légitime comme dispositif spectaculaire grâce à la salle, qu’il assume cet élan éthique de mission avec en contrepartie la naissance de la censure (si on peut lier le positif et le négatif comme ça) en termes de langage il est encore assez immature on pourrait dire. Les tentatives en direction du théâtre n’ont pas donné satisfaction et c’est plutôt du côté des Etats-Unis que la réflexion sur le langage permet vraiment une avancée vers la légitimation en tant qu’art pour le cinéma.
Aux Etats-Unis, il y a toute une génération de cinématographes (notamment Griffith, Charlie Chaplin, etc.) qui comprennent que le cinéma ne doit pas s’assimiler aux autres langages des autres arts, mais qu’il a son langage spécifique à lui. Et c’est par le biais de l’exercice de ce langage qu’il peut vraiment accéder au rang d’art. C’est la grosse nouveauté qui se passe pendant les années de la 1ère Guerre Mondiale, avec ces cinéastes qui inventent toute une grammaire filmique, alors que jusqu’à présent on ne voyait pas vraiment des films. Le film naît à ce moment-là, notamment avec l’invention du montage (découper une action en plusieurs prises de vues, en plusieurs plans). Un gros plan, un plan large, un plan américain articulent l’action et cela permet de raconter vraiment, de visualiser le récit et l’histoire mieux que si on se plaçait face à une scène avec une caméra fixe en prenant l’image théâtralement.
Cette invention de la grammaire du film a lieu à ce moment aux Etats-Unis, grâce à un certain personnage très controversé, Griffith. Controversé parce que son film le plus connu La naissance d’une nation est un film raciste qu’on ne peut pas regarder aujourd’hui, parce qu’il montre les membres du Klu Klux Klan comme des héros et tous les noirs comme des méchants… D’un point de vue éthique c’est un film insupportable, mais d’un point de vue linguistique il représente une nouveauté totale parce qu’il invente et introduit une grammaire dans la sphère cinématographique. Donc le montage, le montage alterné, le montage parallèle, des gros plans (et il utilise les gros plans de façon expressive, pour souligner la psychologie des personnages) tout ça est une nouveauté totale dans l’histoire du cinéma. Et ce sera une explosion aussi dans le contexte français. Quand ces films sont reçus en France pendant la guerre, ils vont créer un gros engouement pour le cinéma américain. Et le cinéma français qui était jusque-là un cinéma théâtral, et bien il va en souffrir énormément.
kF : La question du langage, elle est passionnante et très compliquée à traiter en JDR parce qu’on peut l’aborder sous beaucoup d’angles différents. Et j’ai l’impression que ça c’est vraiment un des points sur lesquels il faut encore faire de la théorie pour comprendre un petit peu. C’est un truc auquel je m’intéresse beaucoup, notamment autour des théories de Valentin (j’espère le récupérer sur un autre podcast pour parler du langage du JDR à l’occasion). Parce que j’ai le sentiment que le langage du JDR est multiple, et dans un certain sens il est tellement évident qu’on ne le pense pas et qu’on ne le voit pas. Quand on présente le JDR on dit que c’est un jeu où on raconte des histoires. Il y a une espèce d’impression de naturalité du langage là-dedans : il suffit de raconter l’histoire, le ou la MJ va raconter le truc et puis les joueurs et joueuses vont raconter leur personnages et c’est parti.
En soi, la façon de faire des échanges rôlistes est assez particulière. Le JDR classique a sa façon de fonctionner, qu’on peut chercher à décrire en termes de grammaire. Et il me semble qu’on a un certain rapport avec ce langage qui va en deux sens différents : d’un côté il y a cette naturalité dont je viens de parler qui est “il suffit de raconter une histoire, tout le monde sait faire”, et d’un autre côté il y a le discours sur les règles. Les règles sont vues comme un appui, que ce soit pour la simulation ou plus largement maintenant pour la narrativité, ou pour quoi que ce soit d’autre. Et on réfléchit sans cesse aux règles, à ce qu’elles permettent de faire, ce qu’elles permettent d’avancer, etc. en ce que dans une certaine mesure les règles structurent la discussion de JDR.
On a beaucoup discuté de ça avec Valentin, aujourd’hui on manque d’outils, on manque de vocabulaire pour parler du dispositif de discussion même du JDR. Sans parler encore de l’introduction des règles formelles (des jets de dés, des moves à la PbtA etc.) mais juste de savoir quelque part comment caractériser nos échanges rôlistes, quoi. Pour terminer juste là-dessus, je crois qu’on a une certaine idée de ce que c’est que la grammaire des règles, comment les règles fonctionnent, mais qu’on s’illusionne un petit peu à croire que c’est la seule forme de langage. C’est celle que l’on design le plus, c’est le plus facile à concevoir autrement. Mais qu’on manque encore d’éléments pour parler de la façon dont on parle du jeu libre, du langage en lui-même.
Et ça se voit notamment dans un énorme focus dans la fiction. Quand je vois la façon dont sont présentés des JDR classiques, traditionnels, souvent ils ne mettent pas en avant leurs règles (dont on espère qu’elles vont suivre le propos et faire ce qu’il faut, mais elles ne vont pas forcément avoir une place prédominante dans tout ça). Mais on met en avant les histoires qu’on pourrait raconter, et surtout le contexte dans lequel elles pourraient avoir lieu, l’univers. On présente un JDR en disant “l’univers de machin c’est comme ça, il y a des dragons, il y a du cyberpunk” ou autre, en sous-entendant le langage rôliste comme s’il était naturel. Il n’y a pas besoin de dire comment ça se joue, on sait déjà. Ce qui est à mon avis un manque justement. On ne présente pas assez les jeux en termes de langage, mais on ne sait pas encore bien décrire ce langage-là.
Et le “on peut tout faire” est une idée un peu fallacieuse. “On peut tout raconter”… non c’est pas vrai en fait, on ne peut pas tout raconter dans le JDR. La seule limite n’est pas l’imagination, je ferai peut-être un podcast juste là-dessus à l’occasion. Et on a du mal à voir ce qui est ou n’est pas possible, au juste.
Eugénie : Moi je voulais rappeler que c’est tout récent en fait, qu’on commence même à imaginer la possibilité d’une grammaire en JDR. Il me semble que la conférence de Jérôme Larré sur la grammaire du JDR date de 2014, à Orc’Idée. Et dans cette conférence-là, Jérôme Larré intuite qu’il nous manque quelque chose mais il ne nous dit pas ce que c’est. Il prend en exemple la bande dessinée où l’unité grammaticale c’est la case, le cinéma où l’unité c’est le plan… et il nous manque une unité pour penser la grammaire du JDR, la façon dont les choses vont s’articuler pour produire du sens.
En 2016, Vivien Féasson sort le 1er article de sa série Pour une grammaire du JDR où il pose comme unité de base l’échange. Le fait qu’une personne fait une proposition, et quelqu’un d’autre va y répondre, et ça s’emboîte comme ça. Cet échange-là peut être une unité et on commence à pouvoir penser certaines articulations de la conversation comme ça.
En 2018 c’est Valentin qui fait une synthèse de tout ça dans le podcast L’herméneutique du JDR sur La Cellule et il pose qu’on peut étudier la partie comme un texte linguistique. Mais ça c’était il y a deux ans, c’est hyper récent en fait ! Et il y a les réflexions que toi tu mènes pour penser la poésie en JDR, qui jouent avec la forme. Moi je me pose des questions de style, qu’est-ce qu’une figure de style en JDR… mais toutes ces réflexions-là elles sont extrêmement récentes.
Et si elles sont récentes, c’est parce que jusqu’ici on a étudié le JDR sous l’angle du game-design (tu parlais des règles) et pas sous l’angle de la façon dont on y joue, de la pratique. Je voulais citer un article de Mathieu Triclot (Game studies ou études du play ? paru en 2012) qui s’appuie sur des textes des années 60 de réflexion sur le jeu, et qui pose que si aujourd’hui dans le milieu universitaire c’est le game-design qui est le plus étudié, c’est probablement parce que c’est un objet extérieur à l’observateur, qu’on peut étudier de façon technique. On peut étudier le dispositif, par contre pour étudier l’effet que ça fait sur les joueurs et joueuses ou la façon dont ils ou elles s’en servent, on est obligé de participer et ça devient une étude très subjective pour savoir ce que c’est que “se prendre au jeu”, ce que c’est que jouer… Et c’est beaucoup plus compliqué à légitimer. Tu disais quand on présente un jeu on parle d’abord de l’univers, c’est vrai, je pense que la 2e étape c’est “on parle des règles”. Mais la dernière étape, c’est “on se dit ce que les joueurs et joueuses font dans le jeu” et ça c’est quelque chose qu’on commence tout juste à faire.
Je trouve que, sur les Courants Alternatifs notamment, c’est très récent de voir arriver ça dans les discussions mais ça commence à venir. La conversation du moment c’est : quand on joue drama qu’est-ce qu’on fait dans le jeu ? On va avoir des relations interpersonnelles fortes, on va mettre l’accent sur les sentiments, etc. Quand on joue le voyage, qu’est-ce qu’on fait dans le jeu ? Es-ce qu’on va décrire, est-ce qu’on va faire des ellipses, se focaliser sur actions longues en peu de mots… C’est tout récent en fait.
kF : J’aurais fait remonter ça au début des années 2000, parce que l’idée de se poser la question de ce qu’on fait en JDR, c’est plutôt une interrogation forgienne même si elle n’est pas formulée comme ça. Les forgiens se rallient beaucoup autour de l’idée du System Does Matter (compris comme ce qui est important c’est la façon dont on joue, la dynamique qu’on a ensemble, et elle dépend des règles de façon assez importante, de sorte qu’on peut façonner l’expérience de jeu à partir des règles, en amenant les joueurs et joueuses à prendre certaines dynamiques très particulières). D’ailleurs je pense que la démarche de Valentin, la mienne et d’autres, c’est de partir de la petite phrase de Vincent Baker “le jeu de rôle est une conversation”, et de la prendre littéralement au mot et de dire « puisque c’est une conversation, de quoi on parle, comment on forme nos énoncés, etc.” et d’aller vraiment dans un niveau micro comme ça. Mais je trouve que ce mouvement-là est directement héritier de l’envie de la Forge. Avec son Big Modèle et ses quatre niveaux qui descendent jusqu’aux instantanés, avec l’idée que chaque mouvement de la partie peut être diminué jusqu’à un niveau minimal… les “éphémères” de la Forge c’est pas très différent des “échanges” de Vivien. C’est un peu plus petit en termes de résolution. Mais il y a déjà cette volonté-là, je pense, de comprendre comment ça marche et de voir comment on peut faire des gameplays alternatifs différents, des nouvelles dynamiques et tout. Et une première tentative de bien comprendre le langage rôliste en lui-même.
Eugénie : Oui c’est vrai. Du coup, j’ai été revoir un peu les échanges qu’on pouvait avoir à cette époque-là, et je suis retombée sur des discussions autour de la grammaire du JDR, qui datent de 2015 sur le forum des Ateliers imaginaires. Et c’est impressionnant comme, à ce moment-là en tout cas, c’est une notion qui n’était pas comprise comme la grammaire d’un film. C’est-à-dire que c’était compris comme un ensemble de vocabulaire qui nous permettrait de parler de game design et de dynamique de parties. Et ce que les intervenants appelaient de leurs vœux c’était un lexique unifié. Mais ce n’était pas forcément une façon de concevoir la structuration et la façon de produire du sens à l’intérieur même d’une partie.
Et c’était il y a cinq ans. Encore une fois, c’est hyper récent, quoi.
Et peut-être qu’on peut s’arrêter là pour l’instant ?
En 2020, j’ai participé au Podcast Scénique enregistré en compagnie de kF et Nando à propos de la légitimation d’un média, en comparant l’histoire du cinéma et celle du jeu de rôle. Les propos étaient passionnants mais nous avons eu de multiples problèmes de son qui ont rendu l’écoute très pénible. En voici donc la transcription, en espérant que ça rende le contenu plus accessible.
Introduction
où kF et Eugénie se posent des questions sur la maturité du média jeu de rôle (JDR) et invitent Nando, historien de l’art spécialiste du cinéma, pour comparer leurs intuitions avec l’histoire d’un autre média « récent ».
kF : Bonjour à toutes et à tous et bienvenue pour un nouvel épisode du podcast scénique, aujourd’hui je suis avec Eugénie et Nando. Moi je suis kF, je tiens un blog de théorie rôliste qui s’appelle Ristretto Revenants, je suis active dans les communautés un peu alternatives, notamment Les Courants Alternatifs, et je suis auteur d’un jeu de rôle qui s’appelle La Clé des nuages.
Eugénie : Moi c’est Eugénie, j’ai un blog qui s’appelle Je ne suis pas MJ mais… où je décortique le jeu de rôle à hauteur de joueuse, et je suis également active du côté de la scène des Courants Alternatifs.
kF : Et notre super star ce soir…
Nando : Oui, votre invité :) Pas du tout dans le monde du jeu de rôle, je suis chercheur en cinéma notamment à Paris 3 à la Sorbonne Nouvelle, en post-doc après plusieurs années de thèse comme vous pouvez imaginer. Donc oui, cinéma et notamment cinéma muet, cinéma des origines, archéologie du spectateur, fin 19e début du 20e, etc. etc.
kF : Super. Du coup, on se retrouve à trois avec des profils assez différents : Eugénie et moi nous ne sommes pas particulièrement cinéphiles, Nando n’est pas rôliste, et on va essayer de se trouver quand même un terrain de discussion pour parler de cinéma et jeu de rôle sous un axe bien spécifique et bien particulier. La question originelle qui a lancé ce podcast pour Eugénie et moi, c’était de savoir un peu comment le média JDR se légitimise du point de vue de la société.
On a déjà parlé de la légitimité dans un podcast précédent, mais c’était de la légitimité personnelle : comment moi, joueur.euse, je me sens légitime à faire partie d’une certaine communauté (les rôlistes), à faire du JDR, à proposer des parties, etc. Là on interroge la légitimité à une toute autre échelle, qui est le média JDR dans sa légitimité par rapport à l’espace public, qu’est-ce qu’on pense du JDR, comment est-ce qu’on entre dans ce cercle et ainsi de suite.
Le problème, c’est que cette question de la légitimation du média JDR elle est très large, très vaste, et elle fait appel à tout un tas de sciences qu’on ne maîtrise pas (science historique et sociologie par exemple) et il faudrait a minima des connaissances historiques assez pointues et précises sur le JDR pour pouvoir dire des choses nouvelles.
Il y a une autre question ceci dit qui est un peu plus humble et pour laquelle nos perspectives de joueur et de joueuse ont un peu plus de valeur, c’est la notion de maturité du média. C’est à dire qu’il nous semble apparaître par certains aspects que le JDR est un média qui est encore « immature » aujourd’hui. Ce qu’on entend par là, c’est qu’il semble être loin d’un stade de développement final, l’idée qu’il y a des irrégularités, des choses un peu basiques qui finiraient peut-être par disparaître avec le temps, et qu’on espère voir se transformer en tout cas. Dit comme ça c’est extrêmement vague et on n’a pas comme je disais un point de vue exhaustif ou historique, sur toute l’histoire du JDR et de cette « maturité ». Donc on va essayer d’y voir un peu plus clair sur ce qu’il nous semble être des signes de ce que le JDR est encore à un stade assez précoce de son développement.
Quand je parle de maturité ici, je ne le dis pas vraiment dans un sens de jugement moral, comme on reprocherait à un enfant ou un adolescent d’être immature, plus dans un sens de biologiste qui s’intéresserait à un organisme qui est encore dans un stade un peu précoce de son développement.
Ce sentiment, partagé mais un petit peu flou, d’immaturité ou en tout cas de développement non-terminé du JDR, on va essayer de lui donner un tout petit peu de corps, de donner quelques intuitions plus précises et concrètes au cours de ce podcast. Et pour ce faire, on va procéder à une large comparaison avec le cinéma dans son processus historique et la façon dont il s’est légitimisé et démocratisé de ses débuts jusqu’à nos jours. Avant d’être ce qu’il est maintenant, avec ses salles de cinéma où l’on va en payant 10 euros, puis ces DVD, ces films que l’on regarde chez soi, le cinéma a une histoire assez riche et vaste, et tout un tas de processus par lesquels il s’est légitimisé.
Donc le cœur de ce podcast ne sera pas forcément le JDR en soi, ce sera peut-être l’histoire du cinéma, pour laquelle on va très lourdement se reposer sur Nando qui va nous guider dans son histoire. Eugénie et moi on est là pour poser des petites questions, développer des points et tirer des raccords avec le JDR. Et on pense, on espère, que cette comparaison est légitime, qu’elle va nous aider à y voir un peu plus clair, et à tirer des intuitions un peu plus informées et précises sur ce qui nous semble intéressant d’imaginer comme étant peut-être un futur du JDR.
Voilà pour l’intro générale et pour la démarche. Est-ce que vous avez quelque chose à ajouter avant qu’on commence ?
Nando : Oui, il y a plusieurs aspects que je voudrais ajouter à cette introduction qui me semble intéressante, si tu me permets. Notamment, tu as parlé de légitimation à plusieurs niveaux (historique, artistique, sociologique) et c’est le cas aussi de l’histoire du cinéma. Pour le cinéma il faut regarder ce que veut dire ce mot « légitimation », qui est un processus en fait, sous ces divers angles-là, ces différents points de vue.
Le 2e aspect, c’est quand tu questionnes la « maturité » : il faut préciser que le cinéma lui aussi n’arrête pas de changer, d’évoluer. Dire que le cinéma est arrivé à un point de maturation, c’est vrai, à un moment donné de l’histoire ; et en même temps il faut continuer à dire qu’il n’y a pas un vrai point final, pas d’aboutissement non plus pour l’histoire du cinéma. Donc on voit même de nos jours comme l’histoire du cinéma n’arrête pas de s’écrire en fait. Donc c’est l’histoire d’une maturité, qu’on peut supposer, qu’on peut regarder rétrospectivement, mais en même temps qu’on va assumer comme une espèce de point qui est toujours en train de s’écrire. Voilà, ce sont ces deux aspects que je voulais préciser, en chapeau à ton introduction très claire et très intéressante déjà.
kF : Oui, en fait ce que j’en tire, en un mot, c’est se dire que l’idée de maturité pour un média va être compliquée à définir parce qu’elle ne consiste pas à aboutir à un état de stagnation éternelle qui serait le média-abouti-point. Effectivement on a du mal à imaginer un média artistique qui ne se transforme pas encore et encore. Donc trouver un critère qu’on pourrait appeler la maturité ça va être déjà en soi complexe.
Nando : Oui c’est ça. Je suis d’accord à 100 %. Mais ce paradigme, celui de la maturité, est une notion qui nous sert pour penser l’histoire de ce média, donc c’est on pourrait dire un outil épistémologique pour regarder et pour juger aussi cette histoire. On l’assume en même temps qu’on le met en cause.
kF : Impeccable. Et bien, je pense qu’on peut se lancer.
L’invention scientifique VS l’attraction
où Nando rappelle que le cinématographe était à la fois auréolé de sa légitimité de nouvelle technologie et de son illégitimité d’attraction populaire ; ce qu’Eugénie compare avec la façon dont le JDR est souvent perçu comme un dispositif avant d’être un média.
Nando : Alors, premier aspect de légitimation et de maturité. Je voudrais mettre en valeur le fait que tout d’abord le cinématographe (pour s’appuyer sur le mot, l’étymologie liée à l’appareil des frères Lumière déposé en 1895 qui, après, est devenu la norme pour définir tout le spectacle et tous les autres appareils similaires). Cet appareil, ce médium, quand il paraît dans les années 1890, apparaît oui légitime comme invention scientifique, comme technologie, mais pas du tout comme spectacle. Et encore moins comme Art, on n’en parle même pas.
Les frères Lumière et tous les autres grands pionniers de l’époque qui avaient fait d’autres inventions similaires, proposent cet appareil, cette nouvelle technologie, justement comme une nouveauté scientifique. C’est sous la lumière d’une légitimité scientifique qu’il est accueilli dans la société. Pas comme un spectacle en soi, légitime en soi, ni comme un Art légitime en soi.
En effet, par exemple, après les premières projections publiques, le grand moment de « fortune » du cinématographe est l’Exposition Universelle de 1900. Comme on le sait, les expositions universelles, c’est le moment pour les pays de montrer le meilleur de leurs découvertes technologiques, leurs progrès scientifiques, etc. Et voilà, le cinéma, sous plusieurs aspects, a une place mais une place qui n’est autre que montrer les progrès de la science : une photographie animée, qui se rapproche de la réalité.
Au point que les frères Lumière ne croyaient pas du tout, pour la petite histoire, au futur spectaculaire de cette invention. Ils l’ont tout de suite délaissée, après quelques années ils sont passés à autre chose. Ils ont dit : « nous on va explorer d’autres appareils, d’autres inventions de notre usine » (qui était une industrie très importante et très puissante dans tout le secteur photographique).
Le côté spectaculaire du début, qui amusait… voir la mer animée, voir les gens qui sortent de l’usine, ça amuse parce que c’est quelque chose d’inédit, sur le plan visuel et spectatoriel de l’époque. Ce côté spectaculaire, par contre, ça s’inscrivait dans un autre paradigme, qu’on pourrait appeler le paradigme de l’attraction. C’était une pure attraction, parmi les autres de l’époque. Par exemple, à l’époque il y avait un grand engouement pour les démonstrations publiques des rayons X ou les attractions comme celles du cirque (la femme à barbe, les acrobates…) Le cinématographe tombait dans cet ensemble d’attractions assez dense de la fin 19e, début du 20e siècle.
Eugénie : J’aimerais mettre en relation ce premier aspect du cinéma avec quelque chose qui m’a marquée en JDR… c’est le fait qu’à une époque, j’imagine, à cette époque-là du cinéma, on pouvait probablement dire : « j’ai essayé le cinéma » et soit « c’était extraordinaire ça m’a beaucoup plu », soit « oui ça m’a pas plu j’étais pas impressionnée ». Le cinéma c’était un dispositif en fait.
Aujourd’hui ça n’aurait aucun sens d’aller voir un film et dire « oui j’ai essayé le cinéma mais ça m’a pas trop plu ». On ne ferait pas ça, on dirait « j’ai été voir un film », et peut-être « j’ai essayé les comédies musicales et ça m’a pas trop plu » et encore… Mais on dit pourtant « je vais te faire découvrir le JDR » avec une partie de JDR, ou « j’ai essayé LE JDR une fois » en ayant joué une partie de JDR et « ça m’a plu c’était extraordinaire » ou « ça m’a pas plus j’ai pas aimé ». Et je trouve que c’est un signe que peut-être là il y a quelque chose qui manque encore en terme de construction.
S’extraire du wargame comme le cinéma de la photographie
où kF propose un parallèle entre la façon dont le cinéma sort du paradigme sérieux de la photographie, là où le JDR est resté longtemps dans le même paradigme que le wargame… à quoi Nando répond que oui mais pas tant que ça.
kF : Un parallèle qui m’est venu en écoutant Nando, mais dont je ne sais pas s’il est pertinent ou pas, c’était : il me semble que les deux médias cinéma comme JDR sont extraits d’un autre média. Mais ils l’ont fait visiblement d’une façon très différente. Si on voit le cinéma comme une invention des frères Lumière, ce sont des inventeurs en photographie et c’est présenté comme de la photo animée… Le cinéma s’extrait de la photo quoi, sauf que ce que tu montres Nando c’est que dès les premiers instants ce qui est médiatisé et central dans le cinéma c’est sa nature d’attraction. Les premiers endroits où le média cinéma semble apparaître c’est le milieu de l’attraction qui semble être totalement hétérogène au milieu de la photo, ce n’est pas la même chose.
Tandis que le JDR vient du Wargame, ça c’est assez connu. Alors je vais partir du principe que le 1er JDR c’est Donjons & Dragons et pas trop regarder les choses d’avant. Mais on note assez vite que quand Donjons & Dragons sort et que le JDR commence, il intervient directement dans un média qui est celui du wargame et qui lui est totalement homogène. Les premiers lieux dans lesquels se diffuse Donjons & Dragons c’est les clubs de Wargame et ce sont les mêmes communautés qui passent à cette nouvelle façon de jouer qu’est le JDR.
Et je crois qu’il y a vraiment une homogénéité, là où dans le cinéma il y a une hétérogénéité avec la photo, si on veut voir la photo comme le média duquel le cinéma s’extrait, ce qui est peut-être une vue de l’esprit, je ne sais pas. Tandis qu’en JDR on a vraiment cette idée que le JDR s’extrait du wargame en tant que nouveau média, et il en garde les marques pendant très longtemps. Dès le premier Donjons & Dragons avec les règles de simulation de masse qui sont encore issues d’autres JDR comme Chainmail, et puis un assez lourd héritage simulatoire de manière générale.
Nando : Je suis assez d’accord avec toi, c’est vraiment une remarque intéressante, avec certaines précisions à faire : dans l’ensemble, le cadre que tu as dessiné est assez correct, le cinématographe est présenté comme une évolution de la photographie et c’est aussi le fait qu’au début la plupart des personnes qui font du cinéma (opérateurs ou exploitants) sont des gens qui viennent du milieu de la photographie (les frères Lumière, Nadar, etc.). Les premiers cinématographes sont aussi des photographes à la base. Mais comme tu dis, le côté attraction spectaculaire du cinéma tout de suite l’isole des pratiques photographiques et le place aux côté des autres formes spectaculaires.
Mais il faut aussi se replacer dans le contexte de l’homme du 19e pour lequel la photographie avait aussi des utilisations spectaculaires. Aujourd’hui on pense plus facilement à la photographie comme captation de la réalité, mais la photographie était aussi une pratique qui avait aussi donné lieu par exemple aux spectacles de lanterne magique, ces projections lumineuses à plaques vitrées, dessinées et colorées. Donc ce côté spectaculaire était déjà inscrit dans la photographie aussi. Le cinématographe semble faire un saut plus grand que le JDR par rapport à son ancêtre, mais quand même il faut voir ce côté spectaculaire que la photographie a aussi alimenté tout au long du 19e et le début du 20e siècle. Donc oui et non… mais je suis assez d’accord sur la perception que tu as pointée, kF.
La perception était que c’était une évolution de la photographie donc une évolution technique, perçue et reçue et présentée comme de la photographie animée. D’ailleurs en anglais, on l’appelle moving pictures, on ne l’appelle même pas cinéma mais « photographie qui bouge »… dans l’étymologie du nom on garde ce lien fort avec la photographie. Mais tout de suite le côté scientifique et technologique devient moins marquant et le spectaculaire prend totalement le relais. Alors que pour la photographie, le côté sérieux est resté majoritaire. Le côté sérieux, c’est l’utilisation pour la presse, documentation de la réalité. Par exemple, il y a eu de grandes campagnes lancées par le gouvernement français, au milieu du 19e siècle, pour documenter tout le patrimoine artistique et architectural de la France. Donc la photographie est quelque chose de sérieux. Mais pour le cinéma, le côté majoritaire est le spectaculaire. C’est mon point de vue, mais je le pense assez proche de la réalité. Ça n’existe pas la vérité, on peut prendre plusieurs points de vue différents, mais cet aspect-là est plutôt vraisemblable.
Un cinéma pour montrer pas pour raconter
où l’on découvre que le cinéma des premiers temps n’a pas pour but de raconter des histoires, tout comme le JDR initialement ; alors que l’un et l’autre sont aujourd’hui massivement définis par leurs fictions.
Nando : L’autre aspect que je voulais préciser, c’est que le mot « attraction » désigne aussi le paradigme prévalent du langage du cinéma à ce moment-là, qui ne s’intéresse pas à la narration mais à montrer quelque chose d’intéressant et d’attrayant. La chose intéressante au tout début, c’est la vie. La vie qui bouge : des feuilles qui bougent, la mer qui bouge… Le principe, ce n’est pas la narration mais l’attraction. Raconter, c’est un principe secondaire qui peut éventuellement venir avec, mais ce n’est pas du tout l’intérêt. Et c’est surtout ça qui en fait le délégitime, qui rend difficile sa légitimation.
Donc on pourrait dire que toute l’histoire qu’on s’apprête à raconter, c’est aussi l’histoire de la naissance de l’instance narrative, pour l’histoire du cinéma. A la fois cela aide à son parcours de légitimation et de maturité. Parce qu’au début il n’y a pas la préoccupation de raconter, et c’est ce qui relègue le cinéma dans d’autres zones de la société, des endroits illégitimes (le populaire, les enfants…), des mondes où ce qui compte est voir un petit spectacle et pas voir une histoire.
kF : C’est marrant que tu parles de ça, parce que j’ai l’impression qu’en JDR on a eu une question un peu proche. Certes, dès le début Donjons & Dragons était là pour raconter ce qui arrivait aux aventuriers au sens où la différence entre le JDR et le wargame c’est on arrête de juste jouer les combats et commence à jouer ce qui se passe en dehors des affrontements, on commence à jouer l’histoire d’individus et non pas d’armées. Donc il y a dès le début l’idée qu’on va suivre des personnages uniques dans une partie de leur vie. Et pourtant la dimension narrative n’est pas si évidente que ça, Gygax semblait être beaucoup plus intéressé par la simulation que par le côté roleplay.
Et même si le fait de raconter, de jouer le personnage, de jouer des histoires était présent semble-t-il dès le début, on voit bien que dans l’histoire du JDR, tout ce qui a été de l’ordre de la narrativité, de la narration, une idée qu’on est là pour raconter des histoires, ça a été totalement à construire en fait. Je ne pense pas me tromper en disant que les débuts du JDR, quand bien même il y avait peut-être dès le début une intention narrative, je suis pas assez qualifiée pour dire, n’avaient absolument rien de la façon dont on présente le JDR maintenant. Il est difficile aujourd’hui de résumer le JDR en une phrase sans dire « c’est un jeu collaboratif où on raconte des histoires ». Alors qu’au début il me semble que ça n’était vraiment pas évident.
Nando : C’est intéressant ce que tu dis parce que pour moi qui ne suis pas rôliste, j’ai très peu joué dans ma vie et surtout je ne connais pas ce monde-là, le stéréotype pour moi du JDR c’est qu’il y a une histoire en fait. Donc je pense que c’est la même idée. Si moi je demandais à quelqu’un qui ne connaît pas l’histoire du cinéma « qu’est-ce que le cinéma ? », il me répondra « le film raconte quelque chose ». Alors que pour les deux médias, cet élément-là n’est pas inscrit dans l’origine de leur histoire. C’est ça qui me semble intéressant. Et en même temps, désormais ils ont collé avec leur propre définition jusqu’à devenir leur propre stéréotype : pour moi le JDR c’est vivre une histoire, et pour beaucoup de monde le cinéma raconte des choses. C’est inscrit dans l’idée stéréotypée du média.
Le cinéma diabolisé et chassé des villes
où les rôlistes se sentiront moins seuls, et peut-être moins spéciaux.
Nando : Après comme l’idée du cinéma fait son chemin, il va être utilisé dans des lieux qui ne sont pas des lieux spécifiquement faits pour abriter le cinéma. Comme des cafés-concerts, des vaudeville, des théâtres, même des grands magasins au début du siècle. On y prévoit un coin « cinématographe » pour que les femmes qui vont faire les courses puissent laisser les enfants voir le cinéma…
L’autre grand élément qui fait exploser le cinéma et qui lui permet de vivre, c’est tout l’univers des forains et des itinérants. Il s’approprient cet appareil et tournent de ville en ville, et présentent le cinématographe comme des attractions qu’ils ont à côté des autres. Par exemple, il y a des chapiteaux de cirque qui se sont installés comme salles au fur et à mesure du 20e siècle, mais qui au début étaient tout simplement une famille de cirque qui présentaient le cinématographe dans ses tournées comme un numéro avec la femme à barbe ou des acrobates ou des choses comme ça. Pourquoi ? Parce que c’est la province, les villages, qui commencent à connaître le cinéma, qui commencent à vivre de ces spectacles cinématographiques. Et c’est la raison pour laquelle on lie l’idée des origines du cinéma à la classe populaire, au fait que ça plaît à un public populaire et que ce n’est pas du tout un public bourgeois qui va voir ce genre de spectacle. Parce que ces chapiteaux, ces familles de cirques, ces forains suivent les routes des foires, des fêtes populaires et des fêtes foraines.
Et une des raisons pour lesquelles ça s’est produit, c’est un événement tragique, un incendie. Parce qu’à l’époque la pellicule était faite d’un matériau très dangereux et très inflammable (le nitrate d’argent) donc il y a eu beaucoup d’incendies. Le plus grave s’est produit en 1897 au Bazar de la Charité, une vente de charité organisée sur trois jours à Paris par la haute bourgeoisie. Un cinématographe explose, la pellicule s’enflamme et avec elle toute la structure, qui était en bois pour rappeler un décor du Moyen-Âge comme c’était le goût de l’époque. Et il y a 126 morts, si je veux être précis, parmi lesquels beaucoup de femmes et d’enfants, et des femmes de la haute bourgeoisie même de l’aristocratie (la sœur de Sissi d’Autriche meurt dans cet incendie). Ça fait très mauvaise presse au cinématographe. La ville a peur. Il y a même des prêtres qui font des homélies contre le cinématographe, qui est une espèce d’outil du diable…
Donc le cinéma tombe dans le mépris public, le mépris de la société qui en a peur et le met à l’écart : c’est un spectacle pour enfants, inutile, dangereux, et c’est même immoral de le pratiquer. C’est cette dangerosité qui le met dans les mains totales des forains et des itinérants qui permettront à cet outil de continuer à vivre jusqu’en 1905 ou 1906.
kF : Bon, ça me fait un peu rire quand tu nous décris ça, même si ce sont des événements tragiques. Le JDR a eu (ou en tout cas s’est un peu raconté) cette histoire-là. Mais il y a vraiment des histoires explicitement de diabolisation du JDR qui ont lieu dans les années 80-90 aux USA. La pratique du JDR se développe dans les années 80, le 1er Donjons & Dragons c’est 1974, mais pendant quelques années au début c’est vraiment confidentiel comme sortie. L’essor prend vraiment dans les années 80 pour ce que j’en comprends. Et il y a vraiment assez vite des accusations de satanisme plus ou moins fortes.
Il faut savoir que le satanisme en soi aux États Unis ce n’est pas juste la vague idée de gens qui se regroupent dans des cimetières, c’est explicitement un courant politique et religieux. Il y a un article sur 500 nuances de Geek sur l’influence du satanisme institué aux USA par rapport à ça. Et il y a des associations qui se montent, comme la BADD, Brothers Against Donjons & Dragons je crois, une association anti Donjons & Dragons ou en tout cas très suspicieuse là-dessus… sur le fait que ça va être des enfants qui s’enferment dans des caves pour raconter des histoires de démons et de magie, donc des choses contre lesquelles Jésus s’est battu quoi.
Ça culmine en France plus tard dans les années 90, il y a cette fameuse affaire Mireille Dumas. Je vais juste l’évoquer parce qu’elle est déjà largement discutée un peu partout sur les internets : dans les années 94-95 il y a des émissions de TV autour de Mireille Dumas, il y a une affaire de profanation de cimetière qui est mise au jour et mise en lien de façon assez artificielle avec le JDR. C’est-à-dire que l’un des auteurs aura été rôliste, quoi. C’est l’affaire de Carpentras, je laisse les auditeurices qui ne connaîtraient pas aller se renseigner. C’est pas une structure entière avec 120 morts qui explose sur tout le monde, mais c’est quand même un épisode qui a eu apparemment un vrai impact économique (et pas juste économique) : des clubs qui ferment des subventions qui disparaissent, et moins de témoignages, moins de reportages, moins d’intérêt pour le JDR de manière générale. Mais qui a aussi surtout eu ce côté assez « fantasme » du côté de l’opinion publique, c’est-à-dire qu’on diabolise la pratique quoi : on a trouvé un ou deux liens en rapport avec cette nouvelle chose un peu suspecte qu’on ne connaît pas et elle se trouve diabolisée.
La question de savoir quelle est l’ampleur au juste par rapport à l’intégralité des communautés rôlistes est compliquée, parce qu’on parle de gens qui étaient à cette époque-là majoritairement adolescents ou jeunes adultes, et qui n’étaient pas forcément suivis par des stats très précises. Je ne sais pas quel est l’impact réel de ce moment-là. Mais c’est assez marrant de voir des choses aussi similaires qui se retrouvent dans l’une et dans l’autre, dans une espèce de tendance réactionnaires un peu basique.
Eugénie : Là où on peut prolonger le lien, à mon avis, c’est aussi qu’à ce moment-là il y a énormément de clubs qui ferment, notamment dans des endroits qui étaient un endroit d’accueil lambda (dans des écoles, des associations qui bénéficiaient de salles prêtées par les mairies ou ce genre de chose). Et le JDR quelque part sort de la ville aussi, ça devient un loisir vraiment privé et qu’on voit moins.
La salle de cinéma pour faire fortune
où le cinéma commence à ressembler à ce qu’on connaît, où un pas économique est franchi, qui influencera profondément le média.
Nando : En 1906 il y a un grand tournant qui a lieu… La grande nouveauté, c’est qu’au fur et à mesure il y a des exploitants qui commencent à devenir très riches avec cet appareil qui plaît aux gens. Donc ils commencent à faire fortune. D’abord il y avait des forains qui avaient le cinématographe parmi d’autres attractions qu’ils proposaient, mais quand ils voient que le cinématographe marche si bien, ils commencent à se spécialiser. Parmi ceux-là, il y a un certain Charles Pathé, qui a commencé comme forain exploitant du phonographe (un outil pour écouter la musique avec des disques en vinyle) et qui est passé au cinématographe. Il a fait une grosse fortune, et avec lui d’autres personnages importants comme Léon Gaumont, Georges Méliès aussi… Charles Pathé a une intuition géniale, il dit : « Oui tout ça c’est bien, mais là il faut faire faire un pas à cette chose qu’est la cinématographie et la transformer en industrie. Et surtout pour la légitimer, il lui faut un lieu qui lui soit spécifique ». C’est donc Charles Pathé, fin 1906, qui a l’intuition d’ouvrir la première salle de cinéma. Ce qui est un événement assez révolutionnaire dans l’histoire du cinéma, pour plusieurs raisons.
Cette salle est ouverte sur les Grands Boulevards à Paris, elle s’appelle OmniaPathé et c’est la 1ère d’un gros réseau de salles Pathé dans toute la France et après dans le monde. Parce que Pathé devient une puissance mondiale. C’est l’homme qui a l’intuition de transformer cette exploitation artisanale foraine en industrie et surtout de donner à ce spectacle une salle unique et spécifique. Ça veut dire rendre le cinéma le roi du spectacle et ne pas partager l’espace avec d’autres attractions. Et l’implanter sur les Grands Boulevards, ça veut dire s’adresser à un public qui va au théâtre, qui a des goûts cultivés, un public qui aussi demande aux formes spectaculaires quelque chose de plus qu’une simple attraction.
Ce geste, c’est le même qu’il fait pour des raisons, je dirais pas cyniques mais d’un industriel, d’un homme d’affaire… Ce n’est pas un artiste, c’est un entrepreneur qui veut faire plus d’argent. Mais en même temps ce choix aura une grande influence sur l’évolution du langage cinématographique, parce que le public qui se présente dans cette salle, c’est toujours le même public. C’est la grosse différence avec les forains et les itinérants. Parce qu’avant les cinématographistes changeaient de ville chaque semaine, donc ils n’avaient pas de problème à présenter le même film à chaque fois. Parce que le public changeait, donc il ne se lassait pas. Mais quand tu installes un lieu fixe, alors le public est toujours le même, et c’est le public qui peut venir chez toi, c’est pas toi qui vas chez eux. Et donc le public te demande des choses différentes, tu ne peux pas lui offrir le même film, la même vue animée, la mer encore en 1906 à des gens qui l’ont déjà vue 2, 3, 4 fois. Ils ont besoin de quelque chose de plus.
Donc cette stabilisation de la salle, fin 1906 et dans son grand essor en 1907 (parce que Pathé sera suivi par toutes les autres maisons françaises, ce moment est le grand phare dans l’histoire de l’économie du cinéma, donc Gaumont, Eclair, Eclipse, Lux, Méliès, etc.) toutes ces salles-là veulent dire un premier pas vers la légitimation. Un pas, je le répète, fait par des raisons industrielles et d’entrepreneurs.
Eugénie : C’est assez intéressant parce que ce que tu racontes sur l’exploitation d’un artisanat qui devient une industrie… je ne suis pas sûre que le JDR ait franchi cette étape-là, en fait, de devenir une industrie. Et surtout on n’a pas de lieu. La pratique ne s’est pas cristallisée autour d’un lieu, aujourd’hui on est toujours sur notre itinérance à nous, qui sont les clubs et conventions. Les conventions qui sont des endroits du type salon du livre ou ce genre de chose, qui existent temporairement une fois dans l’année à tel endroit… c’est de l’ordre de l’événementiel. Et les clubs ont des lieux qui leur sont prêtés souvent, soit dans une salle municipale, soit un truc associatif, en général le lieu est partagé avec d’autres clubs (poterie, macramé ou autres) ou d’autres types d’activités (une auberge de jeunesse, un lieu de réunions ou autre chose). On n’a pas cristallisé la pratique sur un lieu précis, et je trouve ça super intéressant.
kF : Pour nuancer un peu, on pourrait dire quand même qu’avec le cinéma (j’anachronise en revenant à 2020) la salle de cinéma n’est pas le seul lieu de consommation du cinéma… parce qu’il y a aussi une dimension intime et personnelle qui est le film que tu regardes chez toi sur ton ordinateur, ou pour lequel tu achètes un DVD, ou que tu regardes avec tes amis. Mais c’est vrai que dans le cinéma on a peut-être cette idée qu’il y a un lieu dominant. Le film que tu regardes sur ton écran, jusque là il est surtout issu de la projection en salle. Et quand on parle de cinéma on pense avant tout aux films qui sortent en salle et qui éventuellement se retrouvent dans d’autres lieux après. Même si cette tendance est justement en train de changer un petit peu, avec notamment Netflix qui produit directement pour leurs abonnés sans passage en salle, il y a un peu un bras de fer en ce moment je crois entre Netflix et les salles de cinéma.
Tandis qu’en JDR j’ai l’impression qu’il y a surtout l’idée qu’il n’y a pas de lieu central dominant, il n’y a pas le lieu principal comme la salle de cinéma et puis des lieux secondaires et plus personnels comme chez soi… Parce qu’il y a quand même des clubs de JDR qui ont des locaux spécialement pour eux, je ne pense pas qu’il y en ait beaucoup mais il y en a.
A Lyon je sais qu’on a Trollune, la grande librairie SFFF et vendeur de JDR, de jeux de plateau etc. qui ont des locaux juste à côté qui leur servent quasiment que à eux. Ce n’est pas que du JDR, il y a aussi des jeux du plateau, des jeux de carte et tout, mais c’est quand même un espace assez largement disponible au JDR, c’est pas juste une salle commune louée une fois par semaine pour un club rôliste. Mais ça n’est pas un lieu qui est principal. Certaines personnes ont une socialisation primaire au JDR qui se fait dans un cercle d’amis, pour d’autres c’est des clubs, pour d’autres c’est des conventions effectivement… On a des lieux et on n’a pas un lieu.
La salle et le MJ comme disositifs premiers
où Nando précise que la salle de cinéma est surtout un dispositif qui devient l’identité du cinéma, et où kF et Eugénie font un parallèle immédiat avec le jeu avec MJ en JDR.
Nando : Je rebondis sur ces questions qui me semblent intéressantes. J’inverse en vous reposant la question : dans le cas du cinéma, c’est surtout un dispositif qui naît avec le lieu et se colle fortement à l’identité de l’objet cinéma. Et il est tellement collé que des pratiques alternatives (comme Netflix, un DVD chez soi, ou d’autres formes de visions de l’objet filmique au-delà du dispositif de la salle de cinéma) mettent en crise l’identité du cinéma. Le cas de Netflix, ce n’est pas une question anodine, c’est vraiment une crise forte et majeure pour le cinéma. C’est-à-dire : qu’est-ce qu’on fait ? Cannes par exemple n’accepte pas les films qui sortent directement sur Netflix… C’est une mise en crise tellement la vision du dispositif qui est né avec la salle s’est collée à la définition de l’objet.
Alors je demande si pour le JDR il existe un dispositif une forme de JDR tellement forte qu’elle s’est collée à la définition du JDR et qui, si on en sort, produirait une remise en question ?
Eugénie : Tu mets le doigt sur quelque chose d’hyper important… effectivement on ne s’est pas cristallisés sur un lieu mais sur un dispositif. Je n’y connais pas grand chose en histoire du JDR mais là je ne pense pas dire de bêtises en disant que c’est le dispositif du meneur de jeu (MJ) qui s’adresse à une table de joueurs et joueuses. Et ça se concrétise avec du matériel (avec des dés, des papiers, des crayons) et un paravent (un écran de jeu) qui sépare ces deux rôles-là. Et je pense que l’analogie est valable dans la mesure où dans les années 2000-2010 sont arrivés toute une vague de jeux sans MJ, et ça a été une crise à ce moment-là, il y a eu une vague de réactions qui disaient “ça c’est pas du JDR”. Et aujourd’hui c’est accepté comme du JDR, globalement ça va, on a fini par passer outre, mais cette remise en question du dispositif qui bouscule complètement le média elle a existé sur ce point-là je pense.
kF : C’est vrai qu’on n’a pas trop parlé du dispositif rôliste, mais c’est quelque chose qui a peut-être subi moins de métamorphoses et de transformations que le cinématographe (qui passe de l’invention à la fête foraine, l’attraction avant d’arriver à la salle de cinéma). Mais on a quand même eu quelques modifications : typiquement, les rapports de Donjons & Dragons dans les années 80, il me semble, font souvent mention de parties avec un nombre de joueurs assez impressionnant par rapport à ce qu’on trouve actuellement. Ca ne semblait pas inhabituel d’avoir des parties à 8 ou 10, et il y avait des rôles qui étaient formés autour de ça : typiquement le « caller » qui est la personne qui récupère ce que tout le monde dit et qui explique au MJ ou à la MJ quelles sont les différentes choses que va faire le groupe, qui résume en fait. Rôle qui semble avoir été crucial dans certains dispositifs rôlistes au début et qui disparaît progressivement.
Dans les autres éléments qui changent avec le temps, je suis d’accord que la présence ou non d’un MJ semble être un des plus importants, mais il y a aussi le nombre de joueurs joueuses qui peut au contraire diminuer jusqu’à un. C’est quand même une des formes de JDR les moins représentées et les moins reconnues je pense actuellement, c’est le JDR solitaire, qui a un dispositif vraiment particulier et spécial.
Et sans aller dans cette direction-là, sinon, un de dispositif nouveau en ce moment c’est aussi le jeu en ligne (que ce soit avec une webcam ou seulement un micro) qui explose tout particulièrement pas juste à l’ère d’internet mais à l’ère du coronavirus pour le coup. Et qui force à réinventer un peu le langage rôliste, parce que d’un côté on a plusieurs canaux de discussion, on a plein de choses en plus que juste la voix, mais d’un autre côté la voix est un canal beaucoup plus encombré. D’ailleurs sur la question du JDR en ligne, il y a une super intervention de Noémie Roques dans le colloque Engagement et Résistances, qui s’appelle JDR en ligne, pour engagement ludique multifenêtré, où elle met vraiment en avant le fait d’avoir plusieurs fenêtres en même temps, de pouvoir passer de roll20 au tchat et ainsi de suite.
Et du coup on va s’arrêter en 1907 pour le cinéma, et à la naissance des salles de cinéma autour de Pathé, et puis à nos remarques sur le dispositif et sur le lieu du JDR. Et on se retrouve pour la suite dans pas très longtemps.
crédit photos : Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France
… et autant dire que le match a été un peu bizarre.
J’ai commencé l’année super sage côté JDR, toujours dans mes bonnes résolutions de lever un peu le pied. Et puis tout s’est emballé avec le confinement. A la fois parce que le JDR devenait une échappatoire assez vitale et parce que nous sommes nombreux.ses à être redevenu.e.s disponibles au même moment pour des discussions sur discord ou des parties en ligne.
Les rendez-vous IRL en convention ou en week-end rôliste se sont annulés les uns après les autres, avec des pincements au cœur et des déchirements. Mais les Courants Alternatifs qui sommeillaient depuis quelque temps ont repris de l’activité. Des créations toutes neuves ont afflué sur itch.io. Des foufous se sont lancés dans l’organisation d’une CyberConvention en 3 semaines… par endroits, la Jidérie s’est mise à pétiller.
C’était chaud et froid en même temps.
Mes parties en chiffres
J’ai joué 91 parties cette année. Moitié one-shot, moitié campagne (attention, ce que j’appelle « campagne » va de 4 à 8 sessions).
Côté campagne, je ne vais pas la ramener encore une fois avec Burning Wheel, alors je mentionne nos singes investigateurs-archéologues de The King Machine, Bananahamok, LouEllen et Vingtdoigts. Et côté one-shot je ne peux malheureusement pas tout citer, alors je retiens une très émouvante partie de Bois Saule en multijoueurs, des Fiasco jubilatoires, un Ribbon drive bouleversant.
Au total, j’ai joué à 42 jeux différents (si on compte les Descended from the queen comme des jeux différents). Un peu plus de jeux sans MJ que de jeux avec. Un peu plus de jeux publiés que de playtests ou propositions expérimentales.
Côté playtests, je suis super contente d’avoir pu tester le jeu en convergence avec L’Horloge du diable. Mais j’ai surtout enfilé mes chaussons de poésie avec un retour à la Tour foudroyée, deux magnifiques carnets de Voyageuse, l’un lumineux, l’autre près des larmes, grâce à Dévoyée. Et puis une Cité abîmée où règne le cinéma, obsédée par l’originalité qui lui manque.
Je retiens aussi des expériences un peu hybrides avec le jeu textuel qui ont produit des moments hyper intenses : Alice is missing, dont Gulix parle très bien et qui se joue en musique mais à l’écrit (des adolescents échangent des textos pour retrouver Alice). Et toute une période d’échanges in-character sur un « forum » où postaient les pilotes de deux tables différentes de De Bile et d’Acier.
Et j’ai joué mon premier jeu solo, 5-MIN-E et j’ai kiffé.
J’ai joué avec 43 personnes différentes. C’est moitié moins que les deux années précédentes et c’est là qu’on voit l’impact de l’annulation des conventions et week-ends rôlistes, qui me permettent de retrouver des personnes que je ne vois qu’une fois dans l’année. Les copaines du Gîte Millevaux, de l’Udocon et de la Cômicon, vous me manquez.
Parmi ces personnes, 11 seulement avec qui je jouais pour la première fois, et 15 seulement qui sont des joueuses féminines.
Et l’évidence, mais qui a son importance : 90 % de mes parties cette année ont été jouées en ligne. Aujourd’hui, jouer autour d’une table me manque. Le virtuel a toujours constitué une part importante de ma pratique, mais ça n’a jamais été la seule. Et si on évoque souvent la façon dont la pratique en virtuel peut nourrir la pratique IRL, je me rends compte que l’inverse est vrai aussi. L’absence de présences, de corps, de regards depuis des mois a un impact sur ma pratique (en plus de mon moral). Un exemple étrange, je me rends compte que mes prises de parole se délitent, je termine de moins en moins mes phrases, je laisse flotter des mots en suspens ou je termine par un « euh » qui ne clôt rien. Je ne sais pas quand ça pourra se faire sereinement mais j’ai hâte de retrouver les sensations du jeu IRL.
8 interviews écrites en live sur le stand virtuel des Courants Alternatifs, présents aux deux CyberConvs (dont j’ai dit tout le bien que je pensais par ici). La formule a été trouvée à l’arrache pour animer le canal écrit qui nous servirait de stand… et elle m’a beaucoup plu. Celles de Vivien Féasson, Melville, tiramisu, Julien Pouard, Côme Martin et Léonard Chabert sont disponibles sur le site des CA. Celles de Gaël Sacré, Simon Li et Kco Quidam y seront bientôt.
2 participations à des podcasts super intéressants (sans mentir) sur la chaîne de kF :
un podcast SOUVERAIN à propos du sentiment de légitimité en Jidérie, en compagnie de kF et Céline ;
un podcast SCÉNIQUE à propos de la légitimation d’un media, en comparant l’histoire du cinéma et celle du JDR, en compagnie de kF et Nando.
Le son de ce dernier podcast est malheureusement atroce, et j’en suis bien désolée pour tes oreilles. Je ne promets rien, mais je me note d’en faire une retranscription écrite à l’occasion.
8 participations à la Petite Capsule de Cafédu dimanche matin : des discussions ouvertes à tous et toutes à propos d’un thème dévoilé à la dernière minute. C’est de l’échange de points de vue, pas toujours d’accord mais toujours sympathiques. J’aime beaucoup le format, qui m’a permis de découvrir une très chouette bande d’habitué.e.s.
Et côté Dystopia, la découverte du boulot d’édition pour La Clé des nuages (et La Clé des songes) et Bois dormant. Des mails des mails des mails, des relectures, des deadlines reportées, des relectures finales, de l’incertitude, d’ultimes relectures, des devis, des dernières dernières dernières relectures… Se dire 20 fois dans l’année que là c’est fini et découvrir 21 fois que non ça ne l’est pas. Se demander encore et encore si c’est le bon moment ou s’il vaut mieux attendre. Mais cette fois c’est calé, mi-janvier tu fais chauffer ton paypal et on ouvre la souscription !
Et après ?
Je ne fais pas trop de plans pour l’année à venir, vue la période. Publier Bois Dormant et La Clé des nuages (et La Clé des songes), déjà, et faire de mon mieux pour leur tracer un chemin jusqu’à leurs lecteurs et lectrices. Jouer à Landes de la fin des temps. Mener à Verticales. Dans des rêves assez fous, tenter un Bac à Sable du Quotidien dont parle Valentin.
Et un jour revenir à des parties autour d’une table, à des week-ends rôlistes foufous et des discussions théoriques au petit déjeuner… un jour.
Les billets reprennent du côté d’Une pincée de Fel, avec un triptyque hyper intéressant qui se penche sur ce que Felondra appelle la « gamification » en JDR. Pour la démonstration, Fel regarde les mécaniques de « boons », le fait de gagner un point, un jeton ou un dé si on fait quelque chose qui va dans le sens du jeu. Il règle notamment ses comptes avec les points de Fate et les négociations interminables à la table ; puis avec les dés d’offrande de Prosopopéeet le sentiment de « tyrannie du cool » ; avant de se demander pourquoi au contraire l’Artha de Burning Wheel ou la bile noire de Libretéfonctionnent plutôt bien pour lui.
Passé mon désaccord initial avec sa lecture des boons, j’ai envie d’apporter mon grain de sel à son approche, parce que le terme de gamification qu’il utilise me paraît un apport très ingénieux dans la conversation qu’on peut avoir autour du JDR.
Qu’est-ce qui n’est pas du jeu ?
Je ne connais pas bien le champ de la gamification et Felondra en parle mieux que moi. Néanmoins, à hauteur de plancher, j’ai envie de dire que le terme implique une zone de non-jeu au départ, un aspect de l’activité qui n’est pas perçu comme ludique ou amusant, ou qui n’est pas censé apporter de récompense en soi. Eugénie Obvious à ton service.
Du coup, parler de gamification en JDR ça peut sembler contre-intuitif vu que… ben c’est déjà du jeu, donc qu’est-ce que quoi ? Sauf que dans une activité aussi totale que le JDR, il y a plein d’aspects qui ne sont pas forcément ludiques, ou tout simplement qu’on ne perçoit pas comme « faisant partie du jeu ».
Dans Bois Dormant, de Melville (que nous allons éditer chez Dystopia, je te l’ai dit ou pas ?), les joueuses sont invitées à se répartir des Rôles (un archétype de PJ), des Domaines (un aspect de l’univers dont elles auront la charge) mais aussi des Fonctions (l’hébergement, la nourriture, la prise de notes, la connaissance des règles, etc.). Il n’y a pas trop de doutes sur le fait que la logistique c’est moyen marrant à la base, et en faisant entrer ces aspects-là dans les règles du jeu, il me semble qu’on a quelque chose de l’ordre de la gamification.
Ma première réaction aux Fonctions d’hébergement et de nourriture, Melville peut en témoigner, a été : « mais de quoi je me mêle ? » D’où ça que l’autrice a son mot à dire sur comment on s’organise dans mon groupe d’amis ? De mon point de vue, c’était sortir du cadre de sa légitimité à poser des règles. Et puis j’ai assisté à un retour de joueur qui disait « les Fonctions c’est super, ça a permis aux autres de se rendre compte de tout ce que je fais d’habitude et que personne ne prend en charge à ma table ». J’ai remballé mes remarques sur le bouquin et j’ai reconnu que ok ça peut servir.
Je trouve intéressant de noter que là où moi je perçois une règle comme intrusive, un autre joueur y trouve un alibi bienvenu pour poser certains sujets sur la table et modifier des répartitions d’organisation. Déjà, selon nos contextes personnels, nous n’avons pas forcément la même perception d’une intention de l’autrice, ni la même velléité à faire entrer dans le jeu ce qui d’habitude n’en fait pas partie.
Rapprochons-nous des boons. Dans Prosopopée, on donne des dés d’offrandes aux autres joueuses pour manifester notre intérêt pour ce qu’elles racontent ou parce que ça nous plaît particulièrement. J’avoue avoir beaucoup aimé ce geste de donner un dé et pris plaisir à en recevoir quand j’ai joué à Prosopopée. Pourtant le jeu gamifie mon approbation, et si on commençait à avoir besoin d’un certain nombre de coeurs dans un tchat pour pouvoir avancer vers une résolution dans la fiction, je pense que je le prendrais mal.
Pourquoi dans Prosopopée ça passe alors ? J’ai des hypothèses :
jouer la spectatrice fait bien partie du jeu à mes yeux, ce qui est intouchable c’est probablement le canal (un coeur dans le tchat m’appartient ; les dés sur la table, non)
j’ai joué à Prosopopée à une époque où manifester son approbation n’était pas réellement une pratique dans mes cercles. J’utilisais surtout le commentaire méta et on n’était pas encore dans la dynamique « fan des autres à la table ». Avoir un alibi pour que les autres jouent comme moi j’aimais, c’est-à-dire en manifestant une approbation régulière et explicite, c’était du plaisir.
Est-ce que si j’y jouais aujourd’hui j’aurais une sensation d’inélégance ou d’intrusion ? Je n’en sais rien.
Mais je note déjà que le contexte et la pratique des joueuses produisent des gaps énormes sur la façon de percevoir la gamification : selon les limites de ce qu’on accepte de voir intégré au jeu, les limites de la légitimité qu’on accorde à une autrice pour régenter nos parties, les gestes rôlistes qu’on aimerait voir légitimés à nos tables, on peut apprécier les tentatives des auteurs ou les refuser de façon épidermique.
Et pour ce qui est déjà du jeu ?
Parce que je suis un peu contrariante, je peux aussi trouver désobligeant quand on gamifie ce que je considère déjà comme du jeu. Il me semble que c’est ce dont parle Felondra avec les points de Fate. Il n’apprécie pas qu’on lui file un jeton pour aller mettre son bonhomme dans les emmerdes.
Parler de gamification permet de mettre des mots sur le problème : on a un dispositif qui vient gamifier ce qu’un joueur considère déjà comme du jeu. Pour lui (et pour moi aussi) il y a déjà une tension, une prise de risque et des récompenses intrinsèques au fait de jouer les défauts de son personnage. Un point de Fate peut paraître effectivement artificiel et peu attirant en comparaison du plaisir de consolider la cohérence de mon perso et les chouettes rebondissements que j’apporte à l’histoire. Je comprends un merci mais non merci, en fait je joue déjà là.
Et non seulement cette gamification vient perturber un gameplay que Felondra pratiquait déjà, mais elle réoriente la partie sur quelque chose que lui considère comme « pas du jeu », à savoir la négociation pour le beurre et l’argent du beurre.
Mais dans les faits, cette mécanique a nuit à mes parties à deux niveaux : a) elle pousse à une optimisation (et une discussion MJ/PJ) autour des mécaniques plutôt qu’à un lâcher-prise collectif autour de la fiction et b) elle contribue à appauvrir/rendre moins cohérente la fiction.
Si je décortique un peu mon désaccord intuitif avec ce paragraphe, je me prends à repenser à des parties OSR, genre Exploirateurs des bruines (le jeu qu’il est en cours de financement et qu’il est magnifique) où la négociation est un peu la base de mon gameplay pour placer des bonnes idées sans avoir à jeter les dés. J’ai envie de protester que non je-ne-nuis-pas-forcément à la partie en le faisant. Je repense aussi à mes parties WTF où la cohérence de la fiction s’effaçait derrière un sens éphémère construit ensemble, ou à des parties OSR encore une fois, où des éléments sont introduits sur la base de tables aléatoires. J’ai envie de protester là aussi que ma fiction appauvrie, elle te… hein.
MAIS je n’ai jamais joué à Fate et encore moins avec la table de Felondra. Et si je tombe la mauvaise foi, je peux comprendre qu’il n’ait pas envie que ses parties de Fate ressemblent à mes parties OSR, et qu’il n’ait pas envie de pratiquer Fate comme il pratiquerait D&D, c’est ok.
J’ai néanmoins envie de compléter l’observation : si on joue dans une logique de préservation de son personnage, alors une mécanique comme le point de Fate va avoir tendance à ouvrir sur des négociations. Mais je ne crois pas que ce soit le point de Fate en lui-même qui pousse à cette logique préservation du perso à tout prix, et il peut y avoir un réel gameplay dans le fait de négocier.
Et c’est un aspect important à prendre en compte dans la gamification à mon avis, surtout dans une approche de play-design : ce sont les joueuses qui font le jeu.
De la gamification à la mécanique ludique
Dans son 3e billet, Felondra évoque la bile noire de Libreté comme un boon réussi, une gamification qui l’incite à jouer dans le sens du jeu d’une façon qui ne lui paraît ni limitée, ni artificielle, ni intrusive. Et pour cause, de mon point de vue, il ne s’agit pas d’une « gamification » mais d’une mécanique de jeu originale et bien fichue.
Mais euh… du coup, ça serait quoi la différence entre une mécanique de jeu et une mécanique de gamification ? Je tâtonne encore, mais je soupçonne que la limite se situe au croisement de nos définitions, à Felondra et moi : il parle d’une incitation à jouer dans le sens du jeu, moi de l’import d’une dimension ludique dans un aspect de l’activité qui n’est pas perçu comme amusant.
Je ne sais pas si c’est un bon critère, mais j’ai le sentiment qu’on pourrait reconnaître une gamification quand elle produit une récompense qui n’est pas celle que l’activité aurait procuré par elle-même.
Et là nos interprétations sont très personnelles. Dans Libreté, je ne perçois pas la bile noire comme une récompense ou un gain. On en pioche quand on estime que notre personnage éprouve des émotions négatives. Mais en avoir trop peut provoquer un craquage pour le personnage. On l’utilise pour booster un jet de dés, mais ce faisant on s’expose à une réussite excessive, où le personnage va trop loin. La bile noire n’est ni positive ni négative, juste un terrain de jeu où on prend des risques, et on produit du sens en matérialisant les émotions négatives ressenties, ou la rage investie dans des actions.
En ce qui me concerne (et je comprendrais qu’on n’ait pas toustes la même lecture en fonction de nos pratiques), la bile noire ne décale pas ailleurs ma récompense initiale, qui serait dans la relation de sincérité que j’entretiens vis-à-vis de mon personnage, dans l’expression de l’intériorité de mon perso ou dans le fait de produire des scènes intenses de drama… en revanche, elle m’aide à atteindre cette récompense.
Selon nos interprétations, une mécanique de jeu peut être perçue comme une incitation extérieure à adopter un comportement donné, ou comme un support de jeu avec lequel s’amuser.
Etendre le terrain de jeu
Et je pense qu’il y a un gap dans la façon dont on va percevoir des mécaniques de jeu en fonction de ce qu’on prend au premier degré (au sens de « c’est réel, c’est sans filtre ») et ce qu’on prend comme du… jeu.
On peut lire un dé d’offrande à Prosopopée comme l’intention supposée de l’auteur, qui te demanderait sérieusement d’expliciter ton approbation pour le bien de la partie. Sans l’alibi d’une production de sens dans la fiction, la mécanique devient un input pour orienter un comportement : si tu ressens A, alors tu dois faire B.
On peut voir ce dé d’offrande comme le décrit Felondra, une monnaie dans un concours de popularité à la table. Là aussi, il y a un effet de sérieux : si mon approbation n’est habituellement pas de l’ordre du jeu, alors c’est quelque chose qui révèle ce que je pense des autres au-delà du jeu. Ca me paraît normal de voir émerger dans la partie des enjeux qui ne sont plus de l’ordre du jeu (ceux dont on fait semblant qu’ils sont importants tout en sachant qu’ils ne le sont pas) mais des enjeux réels et intimes (la soif de reconnaissance, le malaise de voir des différences de gains de dés à la table).
Et enfin, on peut comprendre ce dé d’offrande comme un terrain de jeu à investir. Par exemple, dans une dynamique de questions-réponses : je décris un élément pour voir, tu me réponds d’un geste ou d’une absence de geste… L’enjeu n’est pas dans la beauté ou la coolitude de ce que je raconte, mais dans un dialogue, une façon de se trouver par gestes interposés.
Ces trois lectures me paraissent valables et légitimes pour les dés d’offrande de Prosopopée. Selon nos sensibilités on peut se braquer sur la première, ou bloquer sur la seconde ou s’amuser avec la dernière…
J’ai bien conscience qu’il y a une recherche de game-design à produire des mécaniques qui soient perçues au maximum comme des terrains de jeu, et au minimum comme des manipulations comportementales. Il me semble que les réflexions autour du Vide Fertile sont des éléments de réponses à ces préoccupations. Mais j’ai aussi envie de penser qu’à la toute fin de la chaîne, c’est mon interprétation de joueuse qui transforme une gamification en… jeu.
Ce qui me fait prendre conscience que j’ai énormément d’affinité pour les expériences de la Mafia Esthétique, qui débordent souvent les limites de ce qu’on considère comme du jeu (effacer et réécrire les fiches de perso des autres sur un googledoc, faire entrer la joueuse dans des conflits de personnages, etc.). Mais j’ignore si on peut encore parler de gamification dans ce cas, vu que dès le départ le jeu vient de nous ?
Conclusion
A tort ou à raison, le terme de gamification connote pour moi un sentiment légèrement infantilisant, dans la mesure où elle sous-entend un comportement habituel qui ne convient pas, et une idée préconçue sur ce qui me motiverait à en changer. Gamifier impliquerait quelque chose comme une intention sur la base de présupposés.
Quand ces présupposés tombent juste, c’est parfait. La mécanique fournit un alibi qui m’arrange, des récompenses qui me motivent. Mais quand une mécanique vient gamifier ce que je considère déjà comme amusant, ou quand elle décale les enjeux vers quelque chose qui n’est pas du jeu à mes yeux, ou encore quand elle fait rentrer dans le jeu quelque chose qui est pour moi intouchable, ça coince.
Je ne prétends pas que les réflexions de game-design autour des notions d’invitation, d’incitation ou d’obligation soient quelque chose de nouveau… Mais il me semble qu’en parlant de gamification, Felondra a ouvert une grille de lecture qui permet de comprendre certains blocages ou certains effets de bord, qui peuvent être très différents selon ce que chaque joueuse définit intimement comme le jeu.
Et comme Fel, je pense qu’on a à peine effleuré le sujet.
Le Duel of Wits, le meta, les playbooks de joueuse
La fille qui te parle de ses campagnes de Burning Wheel, suite et fin.
Il faut savoir qu’on m’a présenté Burning Wheel comme l’Anti-Eugénie (true story). Je ne vais pas jouer les innocentes, j’ai cette réputation d’aimer le roleplay sans limites, les règles minimales et les jeux sans MJ. Ce n’est pas un secret non plus que j’aime savoir où je mets les pieds en JDR, avoir une bonne vision de ce que je peux faire ou ne pas faire dans la fiction, et quel est le sens que je produis en jeu.
Avec Burning Wheel j’étais servie : j’ai blêmi devant un système auquel je ne comprenais rien au premier abord et j’ai soigneusement évité le Duel of Wits qui me terrifait.
Mais si on me présente quelque chose comme un défi, il y a des chances pour que je le relève. Aujourd’hui, crois-le ou pas, le Duel of Wits, on le réclame.
Le Duel of Wits
Dans Burning Wheel, quand la discussion s’envenime ou se cristallise sur une opposition, on peut lancer un Duel of Wits : on pose d’abord les enjeux ensemble, un peu comme un conflit à Inflorenza : qu’est-ce tu veux obtenir de moi et qu’est-ce que je veux obtenir de toi. Attention astuce : vise haut, va loin, demande beaucoup. Parce qu’ensuite chaque interlocutrice lance son Body of Argument, un score que l’autre devra amener à zéro pour gagner le conflit. Quand ton Body of Argument descend, que tu remportes le conflit ou pas, ça annonce une concession, un compromis.
Et puis chacune planifie trois actions de son côté (un argument, une esquive, une façon d’embourber le débat, un mic-drop, etc). Enfin on les révèle, on lance les dés et on brode un dialogue. Un échange de quelques phrases dans la fiction peut prendre facilement une heure. Avec consultation des moves, de ses stats, des résultats de dés… et temps de réflexion pour faire coller une ligne de dialogue à tout ce bazar.
Ma réaction première a été : jamais je ne veux me retrouver à jouer ça. J’en suis pas capable, je fonctionne à l’instinct, je ne vais pas y arriver. Et puis je me suis laissée tenter. D’abord parce que les autres prenaient un plaisir manifeste à jouer avec, forcément ça faisait envie ; et puis aussi parce que les scènes produites étaient particulièrement puissantes pour moi spectatrice.
Mais pourquoi des roleplayers fous vont s’engouffrer dans une discussion aussi contrainte ? Je n’ai pas de réponse catégorique là-dessus, juste des hypothèses. Peut-être parce qu’il y a un surplus de sens donné à chaque ligne de dialogue justement. Un silence et un regard de biais pèsent beaucoup plus lourd quand ils représentent une action et un jet de dés, et un impact chiffré.
Le fait de repasser sur le plan mécanique (sur un niveau de meta toujours investi) au beau milieu d’un dialogue joue peut-être le même rôle que les silences dans La Clé des nuages. Les paroles s’imprègnent. Des idées ont le temps d’émerger. Ce temps ralenti de la fiction donne lui aussi de l’importance aux mots, et laisse la place à des arguments que nous n’aurions pas vus venir dans un échange fluide et rapide.
Le temps pris pour réfléchir, additionné à l’âpreté du système et aux dés qui grincent aux entournures, c’est aussi une façon d’avancer vers le compromis. Dans un Duel Of Wits, il y a de grandes chances que mon personnage finisse par changer d’avis, d’une façon que je ne peux pas anticiper. Pas parce qu’un unique jet de dés l’y aura obligé arbitrairement, ou parce que je concéderai pour passer à la suite… mais parce que mon Body of Argument aura été grignoté petit à petit, et que sans m’en rendre compte, j’aurais sorti la tête de l’eau et pris le temps de reconsidérer chaque argument. Au point d’y croire.
Et un PJ qui change vraiment d’avis, c’est pas si courant en Jidérie.
Des playbooks de joueuse
J’ai conscience qu’une heure pour un dialogue de quelques minutes, ça fait pas rêver tout le monde. Mais alors, Eugénie, on joue jamais ou quoi ? En fait, si, mais pour considérer qu’on joue, ça demande d’intégrer un certain meta à la partie. De considérer comme un jeu le fait de compulser fiévreusement sa fiche de perso. De mettre en scène notre découverte et notre apprentissage du système, de s’amuser avec ça plutôt que de se sentir nul ou en échec.
Personnellement, sur ma toute première partie, j’avais un playbook de joueuse tout trouvé : la jeune narrativo-vegane qui va prouver qu’elle peut chevaucher la Bête. Elle était pétrifiée, elle était effarée, mais elle y croyait. Le playbook du MJ était de l’ordre d’un gardien de l’enfer qui a pour but affiché de me terroriser autant que de me fasciner. On m’avait refilé un Sorcier pré-tiré, je me rappelle ma consternation (surjouée) et les rires moqueurs (amicaux) quand j’ai découvert que la fiche de personnage avait une deuxième feuille alors que j’avais déjà peiné à comprendre la première.
A ma 2e campagne, j’ai changé de playbook. J’étais la vétérante, j’étais marquée. Contrairement aux autres joueurs, je connaissais déjà la sensation de vulnérabilité du personnage. On a joué avec ces relations-là aussi. Un MJ entre fierté et dérision pour son jeu préféré, des joueurs narrativo-vegans qui se font un frisson exotique, entre incrédulité et fascination là aussi, et une joueuse qui a déjà fait l’expérience de la Peur qui se tue à vouloir avertir les autres.
Ces playbooks nous ont permis de faire de nos échecs à venir des mythes. Se mettre mutuellement en garde sur les risques d’une action, en faire des tonnes sur la peur et le drame d’avoir à lancer les dés, surjouer la naïveté perdue ou la témérité, ça a été un excellent moyen d’apprivoiser le système et l’échec. Encore une fois, dans un jeu qui te traîne dans la boue, avec des personnages parfois corsetés niveau émotions, cette complicité-là adoucit incroyablement les choses.
Jouer avec le jeu et pas malgré lui
Et plus qu’adoucir les choses, je crois que ce jeu avec le meta, ça permet de ramener dans un jeu entre nous ce qui pourrait être perçu comme une contrainte extérieure (les règles, donc).
Il y a une gymnastique mentale à choper pour aborder le jeu sans considérer ces contraintes ni les échecs à répétition comme des portes fermées ou des entraves à la fiction qu’on tentait de dérouler. Pour jouer avec le jeu et pas malgré lui. Ça commence à mon avis par prendre le pli de limiter la portée de nos attentes, de ne pas anticiper : ni une scène, ni un dialogue, ni le résultat d’une action… Le jeu n’en fait qu’à sa tête et on ne raisonne pas un jet de dés.
En revanche, considérer le système comme un défi, un mystère ou une épreuve nous amène à prêter attention au sens qu’il nous permet de produire.
Parce que, école de la Forge oblige, les règles de Burning Wheel sont pensées pour produire du sens, elles traduisent un discours sur le monde et nous emmènent quelque part sans nous consulter :
Créer mon personnage en manœuvrant difficilement entre mon envie de départ et ce que la société a prévu pour lui : du sens.
Choisir de claquer un point de Persona pour réussir à aider un PNJ là maintenant ou le garder pour sauver ma vie plus tard (dans un jeu où la vie du perso est réellement menacée) : du sens.
Se lancer dans un Duel of Wits parce que là c’est une discussion à enjeux pour laquelle je refuse de lâcher le morceau, alors même que le Duel of Wits m’amènera à un compromis : une torsion qui produit du sens.
Se lancer dans une action risquée parce que je sors de son domaine de compétence (on finit toujours par en sortir), encaisser l’échec et cocher son minuscule point d’expérience : du sens.
Tout ça génère la sensation d’un monde dangereux, hyper cohérent et extrêmement contraint, tout en maintenant la focale sur la flamme intérieure du personnage : ses beliefs, ses instincts, ses choix. Je ne connais pas tant de jeux (traditionnels ou alternatifs) qui allient à ce point ces deux intensités-là.
Conclusion
S’il vaut mieux ne pas se projeter très loin à Burning Wheel, on peut en revanche revenir à l’envi sur ce qu’il s’est passé, interpréter le sens produit comme dans un débrief de La Clé des nuages. Tout comme la fiction générale, les personnages nous échappent souvent pour révéler une profonde cohérence que nous n’avions pas vue, ou pas en ces termes. Avec des beliefs comme des symboles qui reviennent de scène en scène jusqu’à un dénouement inattendu et pourtant évident, où on découvre une toute autre interprétation de ce qu’on pensait avoir formulé au départ.
Les Lifepaths, le poids du monde, la charge mentale
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La fille qui te parle de ses campagnes de Burning Wheel, suite.
Il y a des jeux qui te font miroiter que tu peux tout jouer, et dans le genre, Burning Wheel sait mettre des paillettes dans mes yeux. Découvrir qu’on peut incarner aussi bien un menuisier, une sorcière folle, un guerrier orc, un collecteur d’impôts ou une Dame de cour, moi ça me fait rêver. Savoir qu’on peut jouer des affrontements maritimes, des négociations diplomatiques, de la guerilla dans les bois, du commerce ou de la magie sale, avec chacun leur coeur de règles prévu pour, ça me propulse dans 1000 directions différentes, ça ouvre bien plus de portes que je ne pourrais en franchir, ça ‘évoque une richesse de possibles où il restera toujours plus à explorer.
Petites astuces pas inutiles, néanmoins, au moment de réfléchir au pitch d’une campagne :
Les trajectoires étant impossibles à prévoir dans Burning Wheel, il est plus facile de jouer une campagne sans horizon qu’une quête avec un objectif à long terme. Par exemple, la quête du Graal c’était pas forcément un bon plan pour ce jeu.
A ma table, notre façon de jouer au jeu s’épanouit dans une situation problématique forte, évidente pour tout le monde, et impérative. Un postulat de départ qui permet d’aller direct sur l’os à ronger sans se demander ce que le MJ a bien pu préparer.
Careful what you wish, si quelque chose est encodé dans les personnages, comme un désir étouffé de quitter le groupe par exemple, ça risque d’arriver en jeu sans qu’on l’ait forcément voulu.
Mais comment donc qu’on encode quoi que ce soit dans les personnages, Eugénie ?
« En trois jours j’ai l’impression d’avoir joué une campagne de deux ans »
Je ne vais rien apprendre à toutes celles qui ont fait des rage-quit à la création de personnage… mais pour les autres, la création de personnage est un gros, gros morceau à Burning Wheel. Impossible d’arriver avec son concept de perso tout prêt, ou au contraire un truc un peu flou et on verra bien. Il faut le construire morceau par morceau avec les briques que fournit le jeu. Les briques, ce sont les Livepaths, c’est-à-dire des tronçons de vie déterminés par l’activité (métier, statut) et le milieu social (paysan, noble, soldat…) du personnage. Et on ne peut pas les agencer à notre convenance : pour devenir Chevalier, il faut être Né Noble, avoir été Page, puis Écuyer. Un Paysan ne devient pas Chevalier, jamais. Un Villageois peut devenir Cavalier dans l’armée puis se faire anoblir Chevalier, mais ça se paye en années.
De quoi râler parce que le jeu bride sans vergogne ta créativité. Ou parce que t’as pas que ça à bricoler que de passer des heures à bûcher ton perso avant même que la campagne ait commencé.
Sur ma première campagne, on a consacré une session entière à la création de personnages. J’ai dit « je veux jouer une guerrière avec une hache, MJ qu’est-ce que tu as pour moi ? ». Et le MJ, conscient de son rôle de facilitateur et d’interface, m’a prémâché le boulot en me faisant quelques propositions ciblées. Erreur fatale.
Mettre soi-même les mains dans les Livepaths, parcourir les listes, les différents cercles sociaux, se heurter aux impasses ou aux obligations, c’est en réalité une façon d’entrer dans l’univers du jeu. Je n’ai pas lu le fluff de Burning Wheel, je ne sais même pas s’il y en a un très développé. Mais dans les Livepaths j’ai éprouvé le poids du fonctionnement d’une société, de ce qui est normal et évident dans ce monde, et ce qui est vu comme une rupture… j’ai commencé à appréhender ce qui me serait permis de faire ou pas ensuite en jeu. Que ce soit en termes d’étiquette et de fonctionnement social, mais aussi pour tous les skills que j’ai vu passer et qui ne seraient pas sur ma fiche de perso.
Je reconnais que dans mes cercles habitués au one-shot narrativo-vegan, déterminer un background depuis la naissance du personnage jusqu’au moment de la campagne, ce n’est pas un exercice particulièrement développé ni valorisé. Surtout quand le résultat est un tableur excel (true story). Mais à notre table, on a pris ça comme un jeu avant le jeu : un brainstorm collectif et permanent pendant plusieurs jours, pour se construire chacun une enfance, une jeunesse, justifier les changements de carrière, les changements de milieu social… A la fin, on avait la sensation d’avoir joué une campagne entière par forum avant le début de la vraie campagne.
Tout seul on va plus vite, ensemble on va plus loin
Et quelque part, c’est un peu ce qu’on avait fait. Parce qu’on n’avait pas défini nos personnages dans le vide. Pour jouer des amis d’enfance, par exemple, c’était un peu obligé de construire des Lifepaths dont la chronologie et le milieu social se recoupent… mais surtout nos échanges avaient produit un vrai gros worldbuilding, une histoire commune et une géographie partagée. « Un prince me prend sous son aile et m’envoie comme Cavalier dans l’armée » : quel prince ? c’était en quelle année ? qu’est-ce qu’il foutait dans notre village ? une armée régulière ou des mercenaires ? quel grade ? c’était la même guerre à ce moment là ou une autre ?
Dans une dynamique classique MJ/PJ, on enverrait nos velléités au MJ qui prendrait sur lui de coordonner tout ça et d’intégrer nos données à un univers dont il aurait la charge. Mais soyons honnêtes, ce n’est pas parce que moi joueuse je ne porte pas cette charge qu’elle n’existe pas. Et si tu as un MJ prêt à maîtriser Burning Wheel, tu t’arranges pour qu’il ne te crame pas entre les mains dès le départ. Dès ma 2e campagne, le deal a été « MJ dis-nous de quoi tu as besoin, on fait ça ensemble ». Et de fait, dans un jeu aussi contraint, comment tu veux cadrer une scène à l’arrache si tout le monde n’est pas raccord dès le début sur l’univers et la proposition initiale ?
Mais je reconnais que tout ça représente un investissement monstrueux et pas si courant côté joueuses. Questions orientées, redéfinitions, propositions, amendements, harmonisation… et un gros boulot de secrétariat pour tout remettre d’aplomb. On a même failli perdre le MJ dans notre bazar. Quand on fait les choses ensemble, c’est sûr qu’on va moins vite, mais le proverbe dit qu’on va plus loin. Et je trouve que ces échanges-là nous ont permis de nous coordonner réellement en amont. Finalement, ce temps pris en dehors de la partie elle-même, c’était de l’intensité gagnée en jeu.
Le temps de l’apprentissage
La majeure partie des petits et gros ajustements qu’on a opérés pour jouer à Burning Wheel pourrait se résumer à ça : que les joueuses expérimentent un accès direct au jeu, à égalité avec le MJ. Que ce soit pour lire et comprendre les règles du bouquin, poser les bases de la préparation ensemble, ou cadrer carrément leurs scènes pendant la partie.
Mais avec le pouvoir vient la charge : pour moi qui n’ai pas une compréhension intuitive des mécaniques de jeu en général, ça m’a demandé des efforts assez acharnés. J’ajoute qu’échanger sur la préparation en amont nous a occupés pendant des heures. Sur une de mes campagnes, on a perdu un joueur à ce moment-là.
J’ai conscience que cet investissement n’est pas toujours valorisé en Narrativistan. Un jeu qui demande donner une place aussi monstrueuse à ces activités d’apprentissage et de préparation ne gagne pas les cœurs a priori. Et je comprends tout à fait qu’on n’ait pas l’envie, pas la disponibilité, pas le temps pour ça, c’est ok. Il y a heureusement tout un tas de très chouettes jeux qui n’exigent pas ça.
Dans d’autres cercles, en revanche, cette complexité-là est plutôt valorisée. Mais les jeux s’y pratiquent en campagne sur plusieurs années (le genre de campagne longue auxquelles je n’ai jamais joué). Et c’est assez clairement pour cette pratique-là qu’est calibré Burning Wheel. Dans ces cas-là, l’apprentissage se fait en jeu parce qu’il y a le temps pour découvrir petit à petit son perso, ses capacités, placer ses beliefs dans les interstices d’un scénario, etc. Et c’est un temps de jeu pour les joueuses, parce que la transmission, l’interface et l’harmonisation passent par un MJ.
Nous voilà donc à mi-chemin, avec d’un côté notre envie de relever le défi de la complexité, et de l’autre notre pratique qui ne correspond pas à la dynamique de la campagne longue ou à l’asymétrie de la charge MJ/PJ. Il a fallu trouver une 3e voie pour obtenir un ratio efforts/plaisir qui nous convient. Par exemple, ce n’est pas un hasard si c’est sur Burning Wheel que j’ai joué pour la première fois une session entière d’atelier, pour prendre en main les règles avant de lancer la machine.
Conclusion
Notre approche de Burning Wheel a un petit quelque chose du speedrun. Je n’ai pas 30 sessions devant moi pour découvrir et m’approprier le jeu, donc je m’investis autour et je mobilise ce que j’ai appris ailleurs : les échanges avec les autres joueuses sur le meilleur moyen de jouer ça, les défis, les échecs et les sorties d’impasse, les skills de joueuse intégrés par la pratique (de ce jeu-là mais d’autres aussi), etc.
On peut considérer ces efforts hors du jeu comme du travail ou des devoirs… et ça serait probablement le cas pour moi s’ils m’étaient demandés comme un dû ou une injonction extérieure. Mais l’impulsion venant de nous, tout ça ressemble plus à mes yeux à une rêverie partagée et un investissement gratifiant parce que collectif. Ca devient une façon de prolonger la partie entre deux sessions, de maintenir la connexion avec les autres et avec le jeu. Et ça, c’est pour moi du plaisir.
ALLEZ. Demain le Duel of Wits, les playbooks de joueuse et le jeu avec le meta.
Cadrer ses scènes, jouer ses Beliefs et ses Skills
Il y en a qui font des Devlogs pour placer leur théorie en sum-sum (suis mon regard, il mène à Ristretto revenants) moi j’ai envie de te parler de mes campagnes de Burning Wheel, le jeu de Luke Crane auquel personne ne joue.
Burning Wheel est un jeu entre deux chaises. Un jeu forgien qui a gardé des aspects du tradi qui ont de quoi mettre les ¾ de mes cercles indés en PLS (true story). On peut lister en vrac : une proposition très vaste à première vue, un système de règles touffu et punitif, une narration extrêmement contrainte dans les conflits, un MJ central, un coût d’accès particulièrement élevé en temps et en énergie. Et en même temps, c’est un jeu de l’école de la Forge, où l’univers est contenu dans les mécaniques de jeu et où il est difficile de tronquer un bout de ci ou de ça pour s’alléger à sa sauce. Ça explique peut-être pourquoi, dans mes cercles en tout cas, Burning Wheel est plutôt un jeu de réputation, un peu culte mais peu joué et peu aimé.
Et on ne va pas se mentir, déterminer le background d’un personnage depuis sa naissance, ouvrir un tableur excel pour créer son perso, lancer les dés à chaque argument dans une grosse discussion… a priori c’était pas mon genre de beauté. Trouver mon chemin vers une certaine forme de combativité n’a pas été évident non plus.
Mais il y a des jeux qui font des promesses auxquelles j’ai envie de croire. Et avec Burning Wheel j’ai le sentiment qu’il a fallu mobiliser tout un parcours de joueuses, de MJ et de table pour les lui faire tenir. D’où ma comparaison avec le flow-design de kF et Valentin autour de leur super hyper chouette campagne de Cimetière : là où kF modifie ses mécaniques de jeu au fur et à mesure que le besoin s’en fait sentir, j’ai l’impression que notre pratique de Burning Wheel est elle aussi en construction permanente, avec un flot d’ajustements qui ne touchent pas au cœur des règles mais à tout le reste.
Parce que je ne suis pas certaine qu’un worldbuilding façon Apocalypse World, des « beliefs » comme une 1ère phrase d’Inflorenza, une dynamique de scènes à la Fiasco, une approche tactique qui emprunte à l’OSR et des « Duels of Wits » proches d’une Clé des nuages… soient exactement ce que l’auteur avait en tête à la base.
« Je suis montée à l’envers pour ce jeu »
Dans Burning Wheel, un personnage est mû par des « beliefs », ce en quoi il croit, les valeurs qu’il poursuit et qui guident ses actes. Ils m’ont posé un vrai problème sur ma première campagne. D’un côté, j’essayais de deviner ce que le MJ attendait de nous, où était le cœur de sa préparation… De l’autre, le MJ essayait de contrarier mes beliefs pour me donner du jeu, de l’adversité. Résultat, j’avais la sensation de me faire taper sur les doigts à chaque fois que j’allais dans un sens, du coup je tâtonnais ailleurs, à la recherche de « la bonne direction ».
J’ai compris trop tard que le MJ et moi avions une lecture très différente des beliefs : lui pensait me donner des opportunités en les mettant à l’épreuve, moi j’attendais qu’il m’aide à les mettre en scène.
Pour la 2e campagne, on a traduit ça dans un langage que je maîtrise mieux :
formuler des objectifs concrets plutôt que des valeurs abstraites, sur le modèle de la 1ère phrase de création de personnage d’Inflorenza ;
les mettre au centre des préoccupations du personnage, là aussi comme à Inflorenza (où j’ai appris à ne pas brader cette 1ère phrase) ;
cadrer nous-mêmes nos scènes, comme à Infloren… en fait plutôt comme à Fiasco, étant donné que le MJ et les règles déboulent ensuite pour faire tourner ça au drame.
Soulagement pour Eugénie (et probablement pour le MJ), il n’y a plus à tâtonner à la recherche de la bonne direction, c’est nous joueuses qui donnons la direction.
Suivre aveuglément les rails du perso
Vivien Féasson a publié un très chouette article qui me parle beaucoup sur la fidélité au personnage. Notamment ces moments où se taire ou concéder ou suivre le mouvement provoque une éclipse du personnage, un instant où sa logique interne part en fumée… en on se rappelle qu’il n’existe pas. Ce sont des choses qui arrivent fréquemment dans nos parties, mais tout est question de dosage : si ces instants-là se répètent, ou s’ils durent, au bout d’un moment c’est fini, le personnage a perdu toute consistance même à nos propres yeux.
Jouer en tentant de maintenir au maximum la cohérence interne de son personnage, c’est quelque chose de naturel pour beaucoup de rôlistes, je crois, mais que moi je maîtrise assez mal. Souvent mes PJ existent avant tout dans l’image que le monde, les autres PJ, les autres joueuses me renvoient. En revanche, je perçois souvent mieux la logique d’une scène ou du groupe ou du MJ… Et si ces logiques-là entrent en conflit avec celle de mon personnage, j’ai spontanément tendance à le trahir, lui, sans faire gaffe.
Or, Burning Wheel est un jeu qui demande de suivre soigneusement l’épine dorsale de son PJ. D’un côté, le jeu produit une épaisseur et une puissance d’évocation incroyables… d’un autre, le moindre faux pas provoque une éclipse. Ne pas déclencher les règles d’un affrontement verbal parce qu’il est trop tard dans la nuit, c’est déjà trahir le perso. Ne pas saisir une opportunité de mettre en jeu son belief, même si la sanction sera fatale, c’est traîner des regrets de joueuse pour le reste de la campagne.
« Accroche-toi à ta fiche de perso, je retire l’échelle »
J’ajoute qu’au-delà des beliefs, Burning Wheel produit aussi un monde dur. Où les personnages mordent la poussière dès qu’ils s’écartent de leur cœur de compétence et où la sensation de vulnérabilité est elle aussi incroyable. N’imagine pas être naturellement douée ou choisie par le destin… tout ce que tu as comme ressources, savoir-faire et savoir-être, tu le dois à ton background (tes activités passées et le milieu auquel tu appartiens).
Sans la compétence Mounted combat training achetée à la création de personnage, n’imagine pas sauter sur un cheval et charger au galop par exemple, même si la scène a une grande classe, même si ce cheval faisait un fabuleux fusil de Tchekov… en revanche, tu peux toujours tenter et tomber, à toi de voir. Parce que le moindre pas de côté par rapport à sa fiche de perso est une prise de risques, à prendre en connaissance de cause.
Ma 1ère campagne a peu à peu entraîné ma Guerrière vers un espace de dîners et de politique, et je ne lui ai clairement pas rendu service en suivant le mouvement.
Pour ma 2e campagne, ma Rôdeuse était calibrée pour tirer une flèche… et-c’est-tout. Je ne me suis pas embarquée dans autre chose, elle fermait sa gueule, elle tentait pas la bagarre. Mais si elle avait l’opportunité de monter dans un arbre ou sur un toit pour tirer une flèche de loin, alors je savais que j’avais une chance de faire la différence.
J’en profite pour partager quelques astuces de filoute, parce que ce blog est là pour ça :
à Burning Wheel, il vaut mieux créer un personnage déjà prêt à mordre la poussière qui saura se relever, plutôt qu’un personnage que le premier échec fera voler en éclats à tes yeux ;
si tu veux un personnage héroïque ou flamboyant, place un maximum de victoires dans ton background, parce que le jeu ne t’en donnera pas facilement ensuite ;
tiens-t’en à ce que ton perso sait faire ou prépare-toi au pire (et le pire peut être fun).
Mais comprendre où sont mes compétences et où est la pente fatale, ce n’est pas évident dans un jeu aussi complexe. Il y a eu un apprentissage à faire, une compréhension progressive de ma marge de manœuvre et des risques.
Et là aussi, cadrer ses propres scènes est au fond une approche hyper pertinente, à la fois pour tirer la partie vers ce que mon personnage sait faire, sans m’en remettre aux intuitions et interprétations d’un MJ ; mais aussi pour moins vivre mes échecs comme une sanction, puisque j’ai participé à les mettre en place. Dans un jeu qui te traîne dans la boue, cette complicité-là entre la table et le MJ, elle est plus que précieuse.
« OK, cadrez-moi une scène »
Ce qui m’amène à la préparation du MJ et la place des joueuses là-dedans. Vu le dispositif, Burning Wheel fait ressurgir assez spontanément des réflexes du JDR classique : le MJ prépare une session, des PNJ, se demande comment mettre à l’épreuve les valeurs des personnages… et les joueuses tracent leur route dans cette préparation, en suivant les panneaux et leur propre interprétation de leurs beliefs.
Burning Wheel ajoute une couche de difficulté en ne permettant pas l’anticipation : un jet de dés peut tout faire vriller, l’équilibrage est quasi-impossible. Je garde le souvenir extrêmement marquant d’un duel entre ma Guerrière et le Champion d’un clan adverse. Au premier choc, les deux adversaires se sont effondrés, chacun avec une blessure quasi-mortelle. Vise un peu l’embarras du MJ, la quête du Graal venait de débuter et il avait déjà un PJ alité pour deux mois sur les bras…
Les beliefs sont aussi un facteur de dérapage fatal. Sur la 2e campagne, on voulait libérer notre chef-brigand des geôles du Baron Félon. On avait tous en tête cette scène de sauvetage pendant l’exécution publique, le duel à l’épée sur les toits, la fuite vers la forêt. Pour meubler l’ellipse, quelqu’un a dit « on va récupérer des infos en traînant à l’auberge »… deux heures plus tard, c’était Fort Alamo pour les soldats du Baron, avec ma Rôdeuse en embuscade déterminée à leur coller une flèche dans la jambe, le Moine-Guerrier coincé à l’intérieur qui échouait à soigner un mourant, et le Barde qui essayait de trouver une porte de sortie à tout ça sans y parvenir. On n’était même pas entrés dans la Ville.
Ce qui a tout fait dérailler : cette session a été l’occasion de mettre en œuvre mon belief « j’amputerai le garde qui a tué mon loup » là, maintenant, tout de suite.
Ce qui m’a permis d’oser le faire : je l’ai dit, j’étais calibrée pour tirer une flèche. Pas pour mener l’enquête, discuter ou fomenter des alliances. Mais surtout, je savais qu’il n’y avait pas de préparation. C’est nous qui cadrions la scène, il n’y avait pas de politesse à avoir envers le travail d’un MJ qui aurait préparé une situation à explorer dans l’auberge, des rumeurs à récolter, des PNJ spéciaux à rencontrer… On pouvait se permettre de se focaliser sur ce qui nous intéressait dans l’instant, ce qui avait du sens pour le perso à hauteur de son regard, en faisant abstraction de l’horizon de la joueuse.
Et d’une flèche, renverser la table.
Conclusion
Malgré ses apparences ultra-classiques, pour ma table Burning Wheel fonctionne beaucoup mieux en suivant les principes d’un Apocalypse World : jouer pour voir ce qui va se passer, tenter de placer ses moves spéciaux pour être sûre d’être dans la partition… l’auteur conseille même en fin d’ouvrage de réclamer des jets de dés au MJ pour être réellement pro-active.
Pourquoi ces principes-là ne sont pas aussi évidents que dans un Apocalypse World ? Parce que… je sais pas… le jeu te tape avec une planche à chaque fois que tu veux faire un truc ?
Mais plutôt que d’en vouloir au jeu, j’ai envie d’être fière du chemin parcouru et des obstacles franchis. J’ai appris (et continue d’apprendre) à me cramponner à mon perso, et on a trouvé un beau fonctionnement ensemble en cadrant nos scènes. Merci les parties OSR qui m’ont amenée à jouer face au danger, et merci les multiples parties de jeux sans MJ qui nous ont fait prendre le pli de ce genre de dynamique de table.
Alors que je m’enfonce dans un sac de nœuds sans fond de réflexions sur « nos attentes » sur un forum vide mais bienveillant, kF m’a produit un joli déclic sur quelque chose que je fais souvent en partie et qui a pu provoquer autant de chouettes vertiges que de sombres malentendus.
Je me permets de poser rapidement les bases de ce que j’ai compris des réflexions de kF à propos de symétrie, d’asymétrie et de style… pour arriver à ce que je retire comme nouvelle figure de style à ajouter à ma liste.