Flux et reflux

Rencontre de vagues

Elle en arrive à un cross over entre Jouer au service 2 et Les émotions 2. Je vous laisse trancher entre « mon dieu mais tout est lié ! » et « décidément, c’est le bordel dans la tête de cette fille, il faudrait qu’elle range ». D’autant que c’est probablement un peu des deux.

Le premier truc qui m’est venu quand je me suis demandé comment on pouvait accompagner une joueuse dans sa concession, ça a été : on la laisse respirer. Voire on respire avec elle. Et comme je m’intéresse pas mal à ce qui se passe côté émotions en ce moment, je me rends compte que cette respiration, elle compte beaucoup et à plusieurs niveaux.

 

1 – La vague

J’envisage les émotions comme une marée : la vague peut me porter très loin dans le sens d’une émotion mais le reflux peut aussi m’emmener assez loin dans une autre, si on me permet de jouer ce reflux.

En discutant avec mes camarades improvisateurs de ce qui nous plaisait dans nos Murder Party (dans l’optique d’en écrire et organiser une), nous sommes tombés d’accord pour dire qu’on kiffait beaucoup les scènes où la tension montait brutalement (engueulade, conflit, lourd secret qui déboule, choc émotionnel, etc.) mais on adorait également les moments de calme étrange qui suivaient.

Par exemple, mon meilleur souvenir de ma toute première Murder Party, c’est justement une scène de ménage (oui bon ben j’étais en marge de l’intrigue principale) entre mon personnage et son banquier de mari. J’ai fait un scandale à l’étage, j’ai dévalé l’escalier en annonçant que je partais sur le champ, j’ai laissé mon mari me rejoindre le temps d’enfiler mon manteau, il m’a rattrapée par le bras sur le perron pour me supplier de revenir, m’assassinant au passage d’un mot sur l’enfant que nous ne pouvions pas avoir… Bref. On a fait monter le truc au max, et puis mon personnage a cédé : je suis revenue, j’ai accepté de lui sauver la face devant sa famille.

Après, nous avons passé un long moment, toujours dans nos personnages, lui fumant sur les marches menant au jardin, moi prostrée à la fenêtre à le regarder. Nous n’échangions plus, il était dehors et moi dans la maison, et je ne sais même pas si les autres joueurs ont saisi exactement notre scène, mais pour moi ce moment de reflux a été aussi fort en terme d’émotion que le conflit que nous venions de jouer.

Dans ces moments-là, mon personnage encaisse ou digère le conflit, et moi je plane, je suis vidée, je descends doucement. Pour profiter pleinement de la montée en intensité qu’on vient de produire, j’ai besoin soit qu’on me laisse sur le banc un moment ensuite, le temps de revenir ; soit de jouer le reflux. C’est un moment où mon personnage va flotter un peu, être sonné, parce que moi aussi je le suis et que je vais avoir du mal à enchaîner sur une poursuite en bagnole (ou alors comme passager à côté de ses pompes). Mais jouer le personnage qui se rassemble, qui se reprend en main petit à petit, ça me permet à moi aussi de le reprendre en main.

 

2 – Du reflux à la soupape

Je sais bien que cette question de flux et reflux n’est pas neuve du tout. Les MJ se conseillent mutuellement « laisse respirer tes joueurs, prévois des temps morts après les gros moments de tension, histoire qu’ils puissent digérer tout ça… ». Sauf que nous joueurs, personne ne nous informe que nous devons respirer (!), si bien que nous oublions parfois de le faire, et surtout nous oublions de laisser les autres le faire.

Je pense notamment à notre campagne d’enquête FBI/weird en cours : la masse monstrueuse d’indices, d’infos et de pistes à traiter nous a suffoqués dans un premier temps, et nous avons nous-mêmes empêchés nos personnages de respirer. Nous étions sans cesse en ébullition, à poser des questions, à émettre des hypothèses, à s’organiser, à envisager des pistes, etc. Or, c’est compliqué d’encaisser un conflit ou une concession quand on avance à un rythme frénétique, que l’enquête avance avec ou sans nous, et que la situation émule du stress en permanence.

Sur cette campagne, le MJ nous a annoncé que sa tâche était déjà énorme et qu’il nous laissait gérer tous seuls pas mal de choses : les relations personnelles des pj, les ressources, le rythme, etc. Si bien que nous avons dû nous faire violence nous-mêmes pour ralentir le rythme et laisser nos personnages et ceux des autres vivre leurs scènes de respiration, pour encaisser le stress, le weird, les conflits.

Parce qu’après une concession, j’ai besoin d’une soupape pour mon personnage (et peut-être pour moi aussi). Quand je fais en sorte que mon personnage concède, j’exerce une pression sur lui : je le force à prendre sur lui et à encaisser, alors même que je pourrais jouer son entêtement. C’est un choix de ma part. Quand je fais ça, je prends aussi un retour de pression de mon côté, et moi aussi j’ai besoin d’une soupape pour évacuer.

Par exemple, il sera plus facile pour moi de concéder devant un boss qui pourrit mon personnage si je sais qu’après mon bonhomme va pouvoir sortir fumer une clope sur le parking, shooter dans une poubelle, tabasser un quidam ou aller faire un tour… En gros, j’ai besoin de mettre en scène la frustration de mon personnage, de lui faire exprimer et évacuer cette tension. Je crois que jouer ce genre de moment me permet de jouer avec une potentielle frustration personnelle, en la rendant au personnage, plutôt que de la subir moi joueuse.

Après la pression d’un conflit ou d’une concession, prendre le temps d’évacuer la tension me permet de réaffirmer la volonté/l’intention de mon personnage, pour moi et pour la table. Quelque part, lui et moi nous nous réconcilions.

 

3 – Respirer ensemble

Ces respirations, que ce soit comme soupape ou comme retour de vague, ce sont aussi des scènes qui permettent de planter un état d’esprit, pour que tout le monde à la table soit au courant de ce qui est en train de se passer, pour moi et pour mon personnage.

Elles permettent d’annoncer :
– hey il vient de se passer un truc, c’était un moment important pour mon personnage, ou intense pour moi
– là il y a eu tension, là je viens de concéder. Aux autres joueurs de comprendre la suite : faites super gaffe au bouchon, si vous poussez encore ou si le problème revient sur le tapis, mon personnage risque de péter un plomb, vous êtes prévenus.

Et la plupart du temps, c’est le genre de scène qui ne fera clairement pas avancer le scénario. Jouer au service, c’est aussi lever le pied pour laisser respirer le joueur qui en a besoin, lui ménager cet espace voire l’encourager à le prendre.

Pour reprendre un exemple déjà cité : sur notre campagne de medfan en cours, Silas le rôdeur quitte la ville après s’être fait humilier dans une taverne de magiciens. Il suit la nouvelle trajectoire qu’a impulsé son échec, et il sait qu’il peut prendre le temps de le faire, parce que le MJ lui aménage une scène improvisée où il fume avec des hommes-lézards du désert ; et parce que nous, joueurs, nous avons accompagné le rôdeur de commentaires qui allaient dans son sens (« ville de merde » « connards de magiciens »). Mais surtout, personne n’a essayé de remettre le truc sur les rails, de récupérer le rôdeur pour qu’il soit au rendez-vous prévu, ou ne s’est impatienté sur ce solo. C’était une très chouette scène et un très beau moment.

crédit photo : teloml (CC BY-NC-ND 2.0)

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2 responses to “Flux et reflux

  • KamiSeiTo

    Encore un article très intéressant. n_n

    Si je ne ressens pas personnellement un besoin à jouer « le reflux », je trouve que ça souligne l’intensité de ce qui vient d’être joué, ça rend plus cohérent/crédible le personnage de fiction (et la fiction en général), et ça peut faire de très jolies scènes. n_n

    Je trouve ton article très important à lire pour tout joueur, mais aussi intéressant à lire pour un MJ pour qu’il pense à aménager ces « espaces d’expression » après des scènes fortes, et encourager ses joueurs à les investir.

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