Concéder dans une interaction ou un positionnement de personnage
Il y a quelque chose qui me déplaît profondément dans les interactions de personnages en jdr, c’est quand les deux joueurs en jeu (que l’un soit MJ ou pas) veulent absolument prendre ou garder l’ascendant sur la conversation. Souvent, ça fait durer l’interaction plus longtemps que nécessaire. Personne ne voulant céder, on en reste au statu quo ou on en vient aux dés pour trancher. Heureusement, de plus en plus de systèmes permettent de gérer les interactions sociales, sinon ça veut dire qu’on en vient aux menaces ou aux armes directement. C’est fatiguant, stérile, frustrant, et ça ne rend pas nos personnages plus intéressants pour autant.
Comme dans un conflit physique, la possibilité de concéder peut permettre de travailler ensemble à poser des personnages, des relations ou des rapports de force plus subtils, plus nourrissants pour la fiction et plus gratifiants pour les joueurs.
1 – Percevoir et souligner une symétrie
Pour moi, une interaction plaisante à jouer est symétrique. Si personne ne cherche à prendre l’ascendant, on parle d’égal à égal, que ce soit pour récupérer des informations, tisser une camaraderie ou se détester cordialement. Si l’interlocuteur de mon pj se pose en dominant au début de l’interaction, je pose mon pj en inférieur. Concrètement ça veut dire qu’il s’écrase, qu’il encaisse, qu’il accepte l’insulte ou la menace, et que moi joueuse j’accepte de ne pas pouvoir obtenir ce que je veux (indice, levier, manipulation).
Au théâtre, on dit qu’un roi n’est le roi que parce que ses sujets se lèvent quand il entre. Si je n’accepte pas de jouer le jeu de la symétrie, de me lever quand le roi entre, je le décrédibilise et je casse la scène. Et si je suis le roi, j’ai très probablement autre chose à faire que d’obliger mes sujets, un par un, à se lever à chaque fois que j’entre dans la pièce.
Dans une campagne récente de FBI (un jeu maison d’enquêtes mi-criminelles mi-surnaturelles), j’ai pu expérimenter ce confort de la symétrie sur deux interactions courtes et successives, qui m’ont énormément plu.
Sur la première, mon pj, Squad Advisor du FBI, débrieffe deux agents d’une autre équipe dont notre team vient de récupérer les dossiers. C’est le premier épisode, je n’ai pas mon perso en main, je ne sais pas trop comment aborder le truc. Ils s’écrasent d’emblée, donc je les pourris, pas méchamment mais je leur fais comprendre qu’ils ont merdé et ils acceptent le blâme.
Sur la deuxième, juste après, mon pj se retrouve face à un agent des Affaires Internes qui fait pression sur lui (une connerie de jeunesse qu’il est temps de payer). Je m’écrase. Il me pourrit, plutôt méchamment, j’essaie de me draper dans un reste de dignité, mais je sais, et je le montre, que j’ai déjà lâché et que je vais faire ce qu’il me demande.
Ces deux interactions ont donné du poids et de la consistance à mon personnage : c’est un boss, il ne tolère pas les conneries, et quand c’est des siennes qu’il s’agit, il les paye. C’est carrément plus que ce que j’avais en tête en arrivant à la table ce soir-là. Et moi-même, je n’ai pas fait grand chose pour ça, je l’ai juste adapté à la position de son interlocuteur, sans chercher à dominer ou à forcer. Quelque part, le MJ et moi avons travaillé à construire un truc, ensemble. Ça a renforcé mon perso et les pnj, ça a explicité des rapports de hiérarchie, et ça a posé une ambiance.
Je prends un exemple positif, mais sur la même partie, nous avons eu un problème de concession et de positionnement, un autre joueur et moi-même. Toujours dans la difficulté des rapports hiérarchiques. C’est plus évident à dire sur un blog qu’à jouer à la table. J’y reviendrai.
2 – S’adapter et concéder en cours d’interaction
Accepter une position de subalterne au début d’une interaction n’implique pas forcément de s’y tenir pendant toute la durée de la conversation. Je peux reprendre l’ascendant en ayant des arguments conséquents ou des leviers pour faire pression (connaissance d’un secret, aura physique imposante, possibilité de donner à l’autre ce qu’il veut, etc.). A ce moment-là, c’est à l’autre joueur de percevoir la bascule et de concéder. Voire carrément d’impulser un changement de lui-même vers une position inférieure pour faire briller son interlocuteur.
De l’écoute, donc. Et dans les deux sens. On perçoit plutôt bien quand les rapports de force s’inversent, parce qu’il y a un moment de résistance. L’un doit savoir plier. C’est mieux si tout le monde sait le faire et qu’une bonne entente entre les joueurs (MJ compris) permet que ce ne soit pas toujours le même qui s’incline. Mais je devrais savoir aussi quand je peux essayer de prendre l’ascendant et quand je ne peux pas.
Je préfère largement une symétrie mouvante : A a le dessus, résistance, B s’incline, puis B prend le dessus, résistance, A s’incline, etc. à un refus net d’autorité ou de soumission, qui va nuire pour moi à la crédibilité de la scène et enliser l’interaction dans un rapport de force non motivé. Je crois que c’est un peu une obsession personnelle, mais j’ai besoin que ce qui est joué à la table ait du poids, de la consistance, de l’épaisseur. Pour satisfaire la spectatrice qui est en moi si je suis sur le banc, ou pour me permettre de connecter plus facilement avec mon personnage si je suis en jeu.
3 – Se détendre et lâcher prise, accepter et jouer
Dans le fait instinctif de ne pas concéder, il y a quelque chose de l’ordre du réflexe de jeu. Sans recul sur ma pratique, je vais avoir tendance à considérer que je n’ai pas bien joué, si je ressors de la scène sans indice, sans avoir obtenu quelque chose, sans avoir marqué des points.
Pour revenir à notre campagne de medfan en cours, nous avons assisté à une scène très chouette, où le rôdeur de notre groupe, déjà écœuré par la grande ville, s’est fait humilier dans une taverne de magiciens. Le joueur l’a accepté. Même si son personnage a bien essayé de se défendre verbalement, il a fini par lâcher l’affaire et il a quitté la taverne sous les moqueries. Il est sorti de la ville, il a lâché la mission prévue, et il a préféré passer la nuit à fumer avec des fremen-lézards et à retrouver une certaine paix.
La scène était belle, et le personnage a pris une certaine épaisseur là aussi : c’est lui qui avait pris les autres en charge jusqu’ici, et tout d’un coup il se dégageait de ses responsabilités. L’interaction-humiliation a clairement produit quelque chose qui l’a emmené ailleurs. Alors que le joueur aurait très bien pu penser sur le coup qu’il avait foiré sa scène, qu’il ne s’était rien produit, qu’il aurait dû casser la gueule aux magiciens pour qu’il se passe quelque chose.
Finalement, j’ai tendance à penser qu’il n’est pas si important que ça de prendre l’ascendant, de marquer des points ou de dominer l’autre dans une interaction en jeu. L’important, c’est juste de saisir ce qui dépasse pour en dévider le fil jusqu’au bout, et voir où nous emmènent les conséquences. Dans l’exemple ci-dessus, le MJ a improvisé la scène des fremens-lézards pour donner du corps au nouvel état d’esprit du rôdeur. Ils se sont laissés porter ensemble par ce que cette interaction-humiliation avait impulsé et ils ont produit une très chouette scène. Qu’est-ce qu’une bagarre d’auberge aurait pu produire de mieux ?
crédit photo : Barbara Krawcowicz (CC BY-NC-ND 2.0)
18 juin 2015 at 9 h 59 min
Je salue encore une fois la portée de ces articles : combien d’ambiances immédiatement ruinées par des querelles d’autorité résolues de la façon la plus puérile ? Qu’il s’agisse d’un MJ en pleine crise d’autoritarisme ou de joueurs refusant catégoriquement de ployer, au risque de changer l’univers en réunion d’adolescents en crise ?
Encore une fois les problèmes pour arriver à un meilleur équilibre sont nombreux : il faut que tous les joueurs voient leur intérêt, qu’ils aient confiance en leurs partenaires pour ne pas aller trop loin et donner du sens à leurs concessions, et qu’ils comprennent intuitivement quand il faut se coucher et quand il faut se battre.
J’avoue que je fais plus confiance au système pour cela, qui a le mérite d’être clair pour tous, de gommer l’arbitraire. Mes meilleures concessions je les ai vues à Dogs in the Vineyard ou à Burning Wheel.
Cela dit, des jeux plus réalistes (et souvent dans des environnements plus proches, plus modernes, aux enjeux plus « modestes ») peuvent encourager les joueurs à moins se lâcher dans le délire de toute puissance. Si je suis un agent du FBI avec un métier (voire même une famille), je serai sans doute plus respectueux de la hiérarchie que si je suis un héros médiéval sans attaches.
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18 juin 2015 at 11 h 50 min
Je suis d’accord que c’est difficile. Vraiment difficile. Et c’est ce qui nous pose encore les quelques problèmes qui persistent à la table, à mon avis. (alors que comme chacun sait nous sommes des joueurs formidables) (hum)
Et je suis d’accord avec toi que les systèmes peuvent tout à fait le prendre en charge (et le faire bien). Mais je trouve personnellement un peu moins gratifiant d’y avoir recours, même si dans un premier temps c’est vital. Si mon interlocuteur s’incline spontanément, il y a quelque chose de l’ordre de l’approbation de joueur à joueur. Je mets mon pj (ou pnj) au service de ton intention, parce que je trouve ça chouette. S’il le fait parce que le prix à payer via le système est trop élevé (je pense à Dogs), ça ne veut pas dire tout à fait la même chose.
Mais on m’a fait remarquer aussi ailleurs que je n’ai pas assez insisté et développé sur les mécaniques dans ce cadre-là. Effectivement, il y a pas mal à dire et je vais me rattraper. Je me rends compte que le continent Concession est bien plus vaste que je ne le soupçonnais.
Pour les jeux modernes, curieusement on a les mêmes problèmes à la table qu’avec du medfan ou de la SF. Mais c’est peut-être propre à notre table, je ne sais pas. Ou peut-être que nos délires de puissance sont moins pénibles et outrés qu’à d’autres tables, et qu’on voit donc moins la différence ?
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18 juin 2015 at 10 h 34 min
Je suis épaté par votre capacité à analyser votre expérience, à lui donner corps et sens. Pour tout vous dire, cela fait plus de 20 ans que je n’ai pas joué et je compte m’y remettre très prochainement. Vos articles sont pour moi une source de questionnement et me permettent de replonger avec nostalgie dans mon vécu personnel, bien pauvre comparé au vôtre, mais aussi et surtout avec le recul nécessaire pour ma préparation à mon retour que je vais faire en famille avec mes enfants et ma femme. Ils seront initié pour la première fois.
Merci pour ce travail;)
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18 juin 2015 at 11 h 51 min
Merci à vous !
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18 juin 2015 at 12 h 33 min
Ma scène dans l’auberge est en effet un bon exemple.
Mais je dois tout d’abord dire qu’en tant que joueur, mon ressenti est que je n’ai pas su me coucher assez vite. On a tous sa fierté mal placée, c’est pas facile de perdre. Surtout face à des connards de magos. J’étais un peu dans une impasse, et faut rendre à César ce qu’il lui revient, c’est le MJ qui a su me faire comprendre que je n’arrivais à rien en m’obstinant (là où il l’a bien fait c’est en faisant intervenir un PNJ, évitant ainsi une discussion hors-jeu).
Ensuite c’est évident que cette scène a amené des développements intéressants. Il ne me semblait pas respectueux pour le personnage de jouer la suite comme s’il ne s’était rien passé, d’où cette idée de le faire décompresser un peu. Au final, j’ai beaucoup aimé la scène avec les « fremen/lézards », même s’il ne s’y passait pas grand chose (et comme le remarque notre MJ dans son compte-rendu, ça n’a pas spécialement perturbé la résolution du scénar, un autre joueur continuant le « jeu »). Et ça a ajouté quelques motivations au perso (sois assurée qu’il ne manquera pas une occasion de pourrir la guilde des mages).
PS : bizarre quand même de parler de « symétrie », quand il s’agit au contraire d’accepter une situation déséquilibrée (niveau persos j’entends).
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18 juin 2015 at 15 h 16 min
Oui, il y a une question de panneaux à poser pour positionner les interlocuteurs et leur possible mobilité (ou pas) dans l’interaction. Un MJ a plus d’outils pour le faire (décors, pnj) et ça doit faire partie de ses attributions traditionnelles de gérer ça. Mais je pense qu’on a un peu de matosse pour le faire nous aussi. Je vais y réfléchir. Avec AK sur l’autre ligne, vous m’avez mis la tête en ébullition.
Pour la symétrie, c’est un vieux relent de géométrie primaire, hein… Je pense à une symétrie centrale, par rapport à un point entre les deux interlocuteurs. Si l’un est en surplomb et regarde vers le bas, pour être symétrique l’autre doit être en-dessous et regarder vers le haut (une diagonale dans ma tête). Mais j’ai une approche un peu, euh, personnelle de la géométrie.
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30 juin 2015 at 14 h 47 min
Un excellent article, tout comme le précédent. Je n’ai pas encore lu les deux derniers de la série, mais pour le moment, sur les relations dominant/dominé, je suis parfaitement d’accord avec toi. Je trouve infiniment plus valorisant et profond de réagir dans ce sens que de rentrer systématiquement au conflit.
Même si parfois, le conflit est necessaire, mais ponctuellement
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3 juillet 2015 at 9 h 21 min
Merci !
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