Les bascules 1

Switch on/off

OK. Elle s’y attaque. *crache dans ses mains. L’immersion.

En réalité, je ne vais pas réellement discuter de l’immersion ici, parce que la notion ne me convient pas, et qu’au fond je pense que ce n’est pas une notion très salutaire pour les tables. De mon point de vue, le terme d’immersion, quelle que soit la définition qu’on lui donne, connote avant tout une dimension interne et individuelle (« mon ressenti ») qui ne devrait pas prendre autant de place dans un jeu collectif.

En improvisation théâtrale (ça faisait longtemps), les joueurs ne parlent pas d’immersion. Ils se focalisent sur un tas d’autres problèmes ou d’objectifs dont j’ai déjà parlé ici (l’écoute entre joueurs, l’investissement d’un personnage, la précision des propositions, l’adaptation de l’imaginaire, etc.) mais pas sur l’immersion. Et pourtant elle se produit, peut-être même plus intense et plus immédiate qu’en jdr.
En développant cette comparaison, je ne veux pas dire qu’il faut laisser tomber le jdr pour tous se mettre à l’impro, mais simplement qu’il y a peut-être des similarités de fonctionnement à réutiliser à la table, et qu’en improvisation théâtrale, en tout cas, ça marche.

Je vais essayer de développer dans un premier temps une équation très personnelle, à savoir :
1 joueuse = 1 actrice* + 1 spectatrice
(*) ici, le terme d’actrice est assez mal choisi mais je n’en ai pas d’autre pour le dire : c’est la part de moi-même qui agit directement sur la fiction, la « joueuse en jeu », que ce soit en narration ou en incarnation

1 – La spectatrice qui est en moi

Il est communément admis en jdr qu’un joueur dont le pj n’est pas actif dans la scène va s’en désintéresser, et que c’est parfaitement normal. C’est une espèce d’évidence pour tout le monde, et les auteurs comme les MJ rament de concert pour savoir comment jongler avec ces morceaux d’individualisme et d’égoïsme bruts qui sont répartis autour de la table et qui vont lâcher dès que leur personnage ne sera plus dans la lumière.

Encouragés en ce sens par une certaine recherche de l’immersion (à mon avis mal investie), les joueurs essaient de coller au maximum à leur pj en continu, et de s’empêcher d’en savoir plus que lui, de s’isoler quand il s’isole, bref, de couper le lien avec les autres et la réalité, pour augmenter l’intensité de l’expérience.

Et ces deux conceptions du jeu s’alimentent mutuellement, en dissimulant le fait que le pj n’est pas le seul point de contact entre le joueur et le jeu, ou le joueur et les autres.

A notre table, on a pris l’habitude d’exploser le groupe en quasi permanence. Pourtant on ne fait pratiquement jamais d’apartés. Tout le monde assiste à tout et s’en mêle en commentaires. Au début, on avait du mal à s’intéresser aux bidouilles des autres, c’est vrai. Et puis petit à petit, il y a eu un cercle vertueux je crois, qui a fait qu’on est devenus à la fois meilleurs dans ce qu’on exprimait, et meilleurs dans l’attention qu’on se portait les uns aux autres.
Aujourd’hui, il arrive qu’on se rappelle mutuellement à l’ordre « hé, vous écoutez ou quoi ? c’est ma scène là ». Mais, dans l’ensemble, on a tous envie d’être témoins des interactions des autres pj, même si le nôtre est absent, parce que leur scène va être chouette et qu’on veut assister au show.

Et si je m’intéresse par politesse et qu’au final je m’ennuie, alors ce n’est plus par égoïsme ou individualisme, c’est juste que la scène est ratée. On a tous joué cette scène-là : la discussion interminable, qui flotte vaguement, et dont on ne sais pas se sortir, où tout le monde (MJ compris) attend un truc qui ne vient pas, mais on ne veut pas couper parce qu’on a le sentiment de passer à côté de quelque chose… il est normal que les joueurs sur le banc décrochent. Mais ça n’est pas un mode par défaut, dans ce cas précis. C’est le résultat d’une absence de tension, de qualité narrative de la scène, ou de cohésion des joueurs. Ça arrive.

2 – Quand mon pj est absent, je joue encore

Être spectateur ne veut pas forcément dire être passif ou inactif. Dans le cadre d’une partie de jdr, être spectatrice, pour moi, c’est encore jouer. Mais sans mon pj.

Je peux jouer l’approbation explicite : je me souviens avoir applaudi réellement à moultes occasions, avoir tapé sur la table ou m’être exclamée « c’est génial, je kiffe » à peu près aussi souvent… et je ne considère pas que je casse une ambiance particulière à ce moment-là. Je joue mon spectateur. Le côté délicat de la chose étant de savoir quand je suis en jeu et quand je suis sur le banc, pour savoir si je peux me le permettre ou pas. Mais j’y reviendrai.

Je peux jouer l’approbation implicite : quand je joue l’insulte ou la menace en commentaire à la table, c’est toujours pour une approbation déguisée. Et ce sont clairement mes réactions, pas celles de mes pj, qui sont soit absents soit plus respectueux que ça.
Lundi dernier, lors d’une campagne de medfan dont vous pouvez retrouver les comptes-rendus par ici, j’ai balancé un « pétasse » en commentaire, alors que l’ensorceleuse du groupe était en train de se montrer odieuse, comme à son habitude, avec un pnj. Je n’ai pas réfléchi en le disant. Mais rétrospectivement, en réagissant à l’attitude de ce pj, je la souligne, je dis au joueur qu’il atteint son but, que son jeu a un effet sur nous. En l’occurrence, il prenait un vrai plaisir à jouer sur les nerfs des pnj avec l’attitude de son héroïne.

Je peux jouer la blague : confère ce très chouette billet de Mangelune sur le rire méta en jdr qui résonne quelque part avec ce que j’essaie de dire ici.

Bref, quand je suis spectatrice, je joue encore. J’approuve, je réagis, je commente, je regarde et j’écoute les scènes en essayant d’être à fond dedans avec ceux qui sont en jeu. Je glisse des idées aux autres, à l’occasion. J’essaie de fournir aux joueurs en jeu un public présent et actif (je dis bien j’essaie). Museler mon spectateur, c’est m’enlever la moitié du plaisir du jeu. Et museler ceux des autres, c’est encore m’enlever le plaisir de jouer « dans la lumière », avec un regard en surplomb qui donne du poids à ce que je fais ou dis.

3 – Donner du poids à ce qui se joue

Je ne suis pas MJ mais… des fois je passe de l’autre côté de l’orga. J’ai co-écrit et co-organisé une murder party récemment, du sur-mesure pour des amis improvisateurs.
Le pitch : une team de pj membres d’un gang se replie dans le bar d’un cousin et de sa femme (autres pj) après un braquage raté.
Plusieurs phases de jeu :
– mise en place : 1h de jeu à l’arrivée du gang dans le bar, avec pour objectif « exprimez votre dilemme en jeu » (dilemme fourni sur la feuille de personnage)
– break, petit papier pour chacun avec un secret sur lui-même et un secret sur un autre : tu es un flic infiltré depuis 2 ans, ton cousin couche avec ta femme depuis 15 jours, etc.
– 2 flashbacks de 20 min pour permettre aux joueurs de reprendre en main leurs pj et digérer leurs secrets : la mise au point du braquage pour la team du gang ; une scène de famille pour la team du bar
– reprise de la 1ère scène là où elle s’est arrêtée, avec pour objectif « il faut que ça pète » ; final sur fond de sirènes de police.
– interrogatoires individuels de police pour chaque pj.
Nous avons proposé aux joueurs d’enchaîner les flashbacks l’un après l’autre, au lieu de les faire en simultané, pour permettre à chaque team d’être spectatrice pendant 15-20 min. Les joueurs ont commencé par refuser, de peur de se faire spoiler la suite. Mais ils ont fini par accepter quand ils ont compris que cette phase de jeu ne servait qu’à « digérer » leur personnage et exprimer leurs enjeux.
Au final, ils ont adoré. Jouer sous le regard des autres les a propulsé et leur a fait donner le meilleur d’eux-mêmes. Et les non-joueurs ont pu profiter de la scène des autres sans avoir la pression de faire réagir leur propre personnage.

Personnellement, j’aime qu’on me regarde quand je suis en jeu. C’est un kiff que j’ai gardé de ma pratique d’improvisation. Quand je suis dans la lumière, j’aime qu’on se taise et qu’on m’écoute. Si les joueurs autour de moi font autre chose, gribouillent, mangent, textotent, discutent, etc. je le prends comme un message négatif, une désapprobation implicite : ta scène est ennuyeuse, tu ne nous intéresses pas, etc. Si c’est le cas, autant couper et passer à une autre scène plus intéressante pour tout le monde, parce que mon plaisir dépend de celui des autres.

Pour cette raison, j’ai du mal à trouver de l’intérêt aux apartés, que je trouve sans saveur… Sauf s’ils permettent de déléguer le drama : s’ils sont une façon pour le MJ (ou un joueur) de me remettre une bombe émotionnelle dans les mains avec pour mission implicite de la poser à mon tour sur la table.
Sur une campagne récente, nous avons joué en aparté une scène intimiste où mon pj apprend qu’elle est gravement malade. Sur le moment j’ai regretté le jeu en aparté, trouvant que la scène avait peu d’épaisseur et peu d’impact malgré nos efforts, au MJ et à moi. En fait, la déflagration n’en a été que plus puissante quand c’est mon pj qui a avoué aux autres qu’elle n’en avait plus pour très longtemps. Mais c’est le regard des autres et leur réaction qui a donné un poids incroyable à cet aspect.

Enfin, le fait d’avoir une écoute active (en commentant, approuvant, donnant des idées ou soulignant) permet d’avoir une ambiance beaucoup plus détendue et confiante, parce que tout le monde travaille en permanence à nourrir le collectif, qu’on soit en jeu ou sur le banc.
Je ne suis pas MJ mais… des fois je fais « confidente » en mode Carte rouge à Inflorenza (= animatrice de la table pour un jeu en mode sans MJ). En mode Carte rouge, le projecteur est clair : chacun joue son tableau tour à tour.
Je me souviens d’une ambiance de table avec des amis non-rôlistes qui jouaient pour la première fois : premier tour, chacun est appuyé sur le dossier de sa chaise et brainstorme dans son coin, légèrement absent, pour trouver sa première phrase, alors que le premier joueur est train de ramer à formuler la sienne… C’est mon rôle de confidente de l’aider. Mais c’est mal me connaître que de croire que je vais endosser une responsabilité seule si n’importe qui à la table peut participer. Je me suis donc permise un « là on peut tous l’aider, hein ». L’ambiance a changé instantanément : physiquement, ils se sont tous instinctivement redressés et légèrement penchés vers le joueur en détresse, et chacun a essayé de donner un coup de pouce. Tout le monde a reconnecté sur le collectif comme si j’avais appuyé sur un interrupteur.

Tout ça pour dire que quand je joue, j’alterne entre deux états, ou deux rôles, ou deux niveaux d’immersion (rayer les mentions inutiles) : la joueuse en jeu et la joueuse sur le banc. Ça n’est pas une façon homologuée de procéder, je crois. Ça n’est peut-être pas la plus intuitive non plus. Mais je crois bien que c’est efficace.

crédit photo : Marcin Wichary (CC BY 2.0)


15 responses to “Les bascules 1

  • Nébal

    Intéressant, tout ça.
    Pas grand-chose à redire à tout ça, même si je ne suis pas sûr d’y adhérer pleinement, mais ça offre matière à réflexion.
    Quand je maîtrisait, avant, jeune et con, je faisais beaucoup d’apartés ; faut dire que le cadre de jeu y était bien adapté, et que j’aimais bien rendre les joueurs parano… Avec vous, je ne crois pas vraiment en avoir fait, à part de temps en temps un échange de mails hors-session, pour préserver une part de secret sur ce qui touche les PJ de manière particulièrement intime. mais finalement, avec vous, et si l’on excepte quelques cafouillages rares et la plupart du temps guère gênants (à moins que j’aie commis une boulette), ça passe très bien, sans qu’on ait à jouer un aparté qui brise l’immersion pour les joueurs délaissés.
    Ça serait cool, d’ailleurs, si tu pouvais développer sur l’immersion, c’est une notion qui me tient à coeur (même si je n’arrive pas tout le temps à la gérer au mieux, certes).
    Encore féloches.

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  • metamonde

    Intéressant de lire formulé rationnellement la nécessité de commenter, de rire, de lancer une vanne ou de discuter alors même qu’on est pas dans la scène. Je me souviens à plusieurs reprises avoir eu du mettre fin à des partenariats de jdr. Nous avons viré de notre table des gens qui ne pouvaient pas s’empêcher de faire cela (et je me suis barré de la table de gens qui faisaient cela), les jugeant immatures. Or, je lis ici qu’on peut faire cela volontairement, de façon réfléchie. Cela ma fascine un peu tellement cela nuit à mon immersion et à celle de toutes les personnes avec qui j’ai joué longtemps durant bien des années. J’espère juste ne jamais vous croiser dans un cinéma, toutefois, car je ne supporte pas les gens qui commentent un film pendant que je le regarde, c’est une mesure de défense classique pour lutter contre l’immersion (et à mon sens, se manifester ouvertement pendant la scène des autres relève du même mécanisme), contre la peur d’être trop immergé, la « peur de l’impuissance » de ne pouvoir interagir à mon sens. Le « Ohlàlà, qu’est-ce qu’il lui met » du type qui mate un film d’horreur ou la scène d’un autre PJ qui se bat est compréhensible, en effet, mais tellement vulgaire pour moi, sans parler du fait de se sentir dématérialisé de sa propre scène, et de devoir dire « eh, ho, c’est ma scène, là ! ». Je présume que vous commentez autant les films lorsque vous êtes au cinéma, et que comme Mangelunes, vous trouvez légitime de balancer une vanne en voyant Ripley poursuivie par l’Alien. Si ce n’est pas le cas, il faudrait m’expliquer ce paradoxe. Pourquoi ne pas respecter les autres joueurs de la table comme vous respectez les spectateurs de la salle de cinéma ? Peut-être me répondra-t-on que les joueurs de la table l’acceptent et que c’est le contrat social, sauf que si le joueur en vient à dire « eh, ho, c’est ma scène là », cela signifie que déjà, en amont, il a été irrité par un comportement qu’il finit par sanctionner plus tard par une remarque, excédé. Mais les joueurs sont gentils, souvent, ils acceptent la pluralité des postures, et finissent même eux aussi par adopter les mêmes mécanismes de défense que l’article de Mangelune, validant de façon consternante les attitudes cathartiques des spectateurs ou des participants qui détruisent l’élévation spirituelle qu’offre le jeu de rôle. Le théâtre de jadis présentait dans le milieu populaire des gens qui intervenaient, commentaient. Il a fallu longtemps pour que l’art scénique ne se constitue comme un « rituel » et du « sacré ». Je me suis fait plusieurs fois la réflexion que ceux qui jugeaient le jeu de rôle comme un « jeu ludique » devaient commenter comme on commente sa partie de jeu de plateau, et que ceux qui le jugeaient comme un « jeu scénique » (donc, disons, pas comme « un » jeu mais « du » jeu) ne devaient pas cautionner ce genre de comportements déplacés vis-à-vis de l’oeuvre en train d’advenir dans le cadre du rituel et du sacré qui advient dans le récit construit par les adeptes rôlistes. Mais je sais que, parfois, les acteurs de l’approche scénique craquent et se laissent aller à un petit commentaire. par contre, j’ignorais qu’on pouvait le rationaliser comme désirable ou légitime. Pour moi, ce n’est pas légitime, cela nuit au jeu (scénique), et le fait que tant de tables aient des joueurs « gentils » qui finissent par dire « eh, c’est ma scène, là ! » (ou des connards dans mon genre qui se barrent une fois la partie finie) est à mon sens la preuve de l’illégitimité de ce que décrit le post de Mangelune (qui m’a révolté) ou ici, le tien. Tu as distingué le joueur en jeu et le joueur sur le banc. Il ne s’agit pas, à mon sens, des deux seuls états de l’immersion ; le cerveau en jeu est aussi habité par des représentations dichotomiques, entre réflexion distancée et incarnation totale, entre projection et absorption, comme je le faisais remarquer à Fred Sintes. Mais remarquer que le joueur sur le banc est un problème est une bonne idée, car cela relève la difficulté pour ce joueur à se positionner vis-à-vis du rituel du jeu. Sera-t-il un « fidèle » écoutant la confession de ses partenaires ? Ou sera-t-il forcé de commenter ?
    Pour ma part, je pense si le joueur en vient à craquer et à commenter ou vanner, c’est parce qu’il n’a pas trouvé la bonne attitude, la bonne approche, cella qui alimentera le rituel et la fiction. Sans trop en dire, car je pense que chacun peut, à partir de là, réfléchir sur cette question, l’observation de l’autre me conduit certes à le juger (et approuver, rire, etc…), c’est vrai, mais aussi à réfléchir sur la séance actuelle, sur l’à-venir, sur mon personnage, sur le positionnement, sur le sens du récit. Ces plages sont l’occasion de s’interroger sur la valeur de ce qui est joué, d’en tirer des conséquences pour son propre jeu, etc…
    Donc, non, il n’est pas « normal que les joueurs sur le banc décrochent » (sauf si normal veut dire ici « commun »). Au sens sens de « l’attendu », le joueur sur le banc ne doit pas décrocher, et il ne le fera pas si ce qui est joué a de l’intérêt « et » s’il fait l’effort de s’intéresser. Cet effort ne sera fourni qu’à la condition d’un exercice régulier à la réflexion sur soi et le récit, salutaire pour le rituel d’élaboration de la diégèse. Tôt ou tard, un joueur craquera, c’est vrai. L’objectif doit consister, dans l’optique d’un jeu de rôle « scénique », à limiter ce risque.

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    • Eugénie

      Méta ! Comment tu me parles devant les gens ? Tu veux me faire honte, c’est ça ? Tu ne me vires pas de ta table, je te signale, c’est moi qui pars !

      Pour la partie sérieuse, j’essaie de répondre point par point sur ce que je perçois comme du malentendu. Si je me trompe, ou si réponds à côté de la plaque, n’hésite pas à me le signaler et à reformuler ta propre position, il se peut que je l’aie mal comprise.

      Intéressant de lire formulé rationnellement la nécessité de commenter, de rire, de lancer une vanne ou de discuter alors même qu’on est pas dans la scène. Je me souviens à plusieurs reprises avoir eu du mettre fin à des partenariats de jdr. Nous avons viré de notre table des gens qui ne pouvaient pas s’empêcher de faire cela (et je me suis barré de la table de gens qui faisaient cela), les jugeant immatures. Or, je lis ici qu’on peut faire cela volontairement, de façon réfléchie. Cela ma fascine un peu tellement cela nuit à mon immersion et à celle de toutes les personnes avec qui j’ai joué longtemps durant bien des années.

      Je voudrais développer ça la semaine prochaine, justement, parce que se permettre de commenter, rire ou applaudir n’implique pas forcément d’émettre en permanence ou de casser une puissance d’évocation des autres joueurs. La difficulté étant de savoir quand et comment je peux me permettre d’appuyer et quand il vaut mieux que je me fasse oublier.

      J’espère juste ne jamais vous croiser dans un cinéma, toutefois, car je ne supporte pas les gens qui commentent un film pendant que je le regarde, c’est une mesure de défense classique pour lutter contre l’immersion (et à mon sens, se manifester ouvertement pendant la scène des autres relève du même mécanisme), contre la peur d’être trop immergé, la « peur de l’impuissance » de ne pouvoir interagir à mon sens.

      Le cinéma n’est pas du spectacle vivant. C’est un type très particulier d’immersion, où justement on va essayer de limiter au maximum les parasites pour favoriser la focalisation sur l’écran et l’oubli du cadre. Dans ce cas, les autres qui partagent cette expérience produisent effectivement des parasites pour moi, et en général c’est moi qui fais taire les gens qui parlent dans la salle.

      Mais dans un concert de rock, par exemple, un public est là pour partager, avec les autres et avec les artistes. S’il n’y a pas d’interaction humaine avec la scène, tout le monde est déçu et le show est considéré comme raté (que ce soit à cause du public ou des artistes). Et dans ce cas, ton approche est celle de la recherche de la qualité du son sur l’enregistrement live, où le public est considéré comme parasite, alors que je parle moi de l’expérience humaine particulière et éphémère qu’on recherche dans un concert (surtout de rock). Dans un spectacle de cirque ou un concert de jazz, les gens applaudissent pour saluer des prouesses physiques ou musicales. Moi j’aime beaucoup me sentir au diapason de la foule autour de moi, ou portée par elle si c’est moi qui suis sur scène. Tu n’as jamais entendu le « oh » instinctif de la foule qui s’est fait peur ? Ou le silence très particulier des gens qui sont en train de se laisser émouvoir, ou le rire trop fort d’un public qui cherche à reprendre pied dans son malaise… ?

      Le « Ohlàlà, qu’est-ce qu’il lui met » du type qui mate un film d’horreur ou la scène d’un autre PJ qui se bat est compréhensible, en effet, mais tellement vulgaire pour moi, sans parler du fait de se sentir dématérialisé de sa propre scène, et de devoir dire « eh, ho, c’est ma scène, là ! ». Je présume que vous commentez autant les films lorsque vous êtes au cinéma, et que comme Mangelunes, vous trouvez légitime de balancer une vanne en voyant Ripley poursuivie par l’Alien. Si ce n’est pas le cas, il faudrait m’expliquer ce paradoxe.

      Si j’ai laissé entendre que je me permettais de péter l’ambiance avec des commentaires inappropriés, c’est que je me suis mal exprimée et je m’en excuse.

      D’abord, pour le contexte de mon exemple du joueur rappelant aux autres que c’est sa scène : dans mon souvenir, il ne s’agissait pas de couper des commentaires des joueurs qui réagissaient à la scène justement, mais de ramener l’attention des joueurs sur la table alors qu’ils étaient en train de disperser. Je ne plaide pas dispersion, au contraire.

      L’objectif du commentaire, c’est de souligner un effet de la scène, pas d’aller contre. Je n’ai assisté qu’à une seule scène de viol depuis qu’on joue (des matons s’y mettant à 4 sur un pj prisonnier). Elle était terrible, mais le malaise était recherché et c’était fort. Rien à voir avec certaine vidéo à succès qui a fait polémique récemment. Je n’ai pas fait de blague, je n’ai pas pris parti façon supporter de catch, comme tu le sous-entends… je me souviens que j’avais le visage tout chiffonné et que je secouais la tête, par mimétisme avec ce que j’imaginais, et j’ai probablement émis un gémissement un peu douloureux ou lâché un « c’est horrible » d’une petite voix. Pour moi, cette réaction permet de dire aux autres « ce que vous faites n’est pas gratuit » et « je vous suis, je suis là ». C’est probablement aussi une façon de me positionner aux côtés du joueur dont le pj est impliqué, pour signaler que mon malaise rejoint le sien, que je ne suis pas en train de kiffer son humiliation mais que je l’accompagne. Si ma réaction est de la douleur, alors ça donne du poids au malaise. Je signale aux joueurs en jeu que je vais dans le même sens qu’eux. Si au contraire je me tais et que je ne réagis pas, je prends de la distance et souvent c’est pour me détacher, décrocher, désapprouver.

      Par contre, si tu considères que le fait que ma spectatrice prenne sa place à la table est une nuisance, quelle que soit son implication et la façon dont elle intervient, alors nous sommes en désaccord sur le fond. Parce que c’est ma spectatrice qui me permet de prendre la température à la table et de donner mon état d’esprit sur ce qui se joue. C’est elle qui me permet de signaler aux autres si ça va ou pas, si je les accompagne ou si je suis restée derrière.

      Pourquoi ne pas respecter les autres joueurs de la table comme vous respectez les spectateurs de la salle de cinéma ? […] Le théâtre de jadis présentait dans le milieu populaire des gens qui intervenaient, commentaient. Il a fallu longtemps pour que l’art scénique ne se constitue comme un « rituel » et du « sacré ».

      Un certain art scénique. Pas tous, cf plus haut. Pour moi, la comparaison entre le cinéma et une partie de jdr n’est pas pertinente. Ça ne veut pas dire que je n’y mets pas du poids, de la réflexion, ou de l’émotion. Mais c’est une expérience totalement différente. Et l’aspect rituel ou sacré ne m’intéresse pas tellement, que ce soit en jeu de rôle ou ailleurs, je pense que c’est là qu’est le fond de notre divergence.

      Je me suis fait plusieurs fois la réflexion que ceux qui jugeaient le jeu de rôle comme un « jeu ludique » devaient commenter comme on commente sa partie de jeu de plateau, et que ceux qui le jugeaient comme un « jeu scénique » (donc, disons, pas comme « un » jeu mais « du » jeu) ne devaient pas cautionner ce genre de comportements déplacés vis-à-vis de l’oeuvre en train d’advenir dans le cadre du rituel et du sacré qui advient dans le récit construit par les adeptes rôlistes. Mais je sais que, parfois, les acteurs de l’approche scénique craquent et se laissent aller à un petit commentaire. par contre, j’ignorais qu’on pouvait le rationaliser comme désirable ou légitime. Pour moi, ce n’est pas légitime, cela nuit au jeu (scénique), et le fait que tant de tables aient des joueurs « gentils » qui finissent par dire « eh, c’est ma scène, là ! » (ou des connards dans mon genre qui se barrent une fois la partie finie) est à mon sens la preuve de l’illégitimité de ce que décrit le post de Mangelune (qui m’a révolté) ou ici, le tien.

      J’ai malheureusement un pied dans chaque case. Je bascule de l’une à l’autre très régulièrement au cours d’une partie. Je ne peux pas maintenir l’intensité du jeu scénique très longtemps. D’une part parce que j’ai été dressée pour le sprint (une impro type match dure de 45′ à 15min je crois), d’autre part parce qu’il y a de grandes chances pour qu’on n’arrive pas à coordonner correctement nos niveaux d’implication à la table pendant 4h. Je préfère qu’on plonge tous ensemble d’un coup sur une grosse scène importante pour la jouer de façon très intense, et reprendre du jeu et relâcher ensuite. C’est du pointillé, ça demande pas mal souplesse de genou, et ça ne se fait pas tout seul, mais à notre table ça fonctionne de mieux en mieux.

      Par contre, je suis ouverte au rappel à l’ordre. Quelqu’un qui me fait les gros yeux parce que je dépasse les bornes (ça peut arriver), je l’accepte et je fais gaffe.

      Enfin, un commentaire n’est pas forcément une phrase oralisée : il y a des choses qui sortent et qui sont inarticulées, j’essaie de faire passer un max de réactions par mon regard, mon expression ou mes attitudes et ça ne prend pas forcément de la place sur l’espace de jeu des autres. Le fait est que le même joueur qui appelle « c’est ma scène là », a tendance à chercher une validation du regard quand il joue. Je ne sais pas s’il s’en compte, je crois que c’est machinal. En étant présents comme spectateurs actifs, je considère qu’on le porte, on joue avec lui. Même si nos pj ne sont pas impliqués.

      Tu as distingué le joueur en jeu et le joueur sur le banc. Il ne s’agit pas, à mon sens, des deux seuls états de l’immersion ; le cerveau en jeu est aussi habité par des représentations dichotomiques, entre réflexion distancée et incarnation totale, entre projection et absorption, comme je le faisais remarquer à Fred Sintes. Mais remarquer que le joueur sur le banc est un problème est une bonne idée, car cela relève la difficulté pour ce joueur à se positionner vis-à-vis du rituel du jeu. Sera-t-il un « fidèle » écoutant la confession de ses partenaires ? Ou sera-t-il forcé de commenter ?

      Non, ça c’est vraiment pas correct pour moi, même si c’est dit avec de grands mots sur lesquels je ne peux pas rivaliser. ^^ Le joueur sur le banc n’est pas un problème, pour moi, c’est une facette importante du joueur qu’il faut apprivoiser au lieu de chercher à l’occulter.

      Pour ma part, je pense si le joueur en vient à craquer et à commenter ou vanner, c’est parce qu’il n’a pas trouvé la bonne attitude, la bonne approche, cella qui alimentera le rituel et la fiction. Sans trop en dire, car je pense que chacun peut, à partir de là, réfléchir sur cette question, l’observation de l’autre me conduit certes à le juger (et approuver, rire, etc…), c’est vrai, mais aussi à réfléchir sur la séance actuelle, sur l’à-venir, sur mon personnage, sur le positionnement, sur le sens du récit. Ces plages sont l’occasion de s’interroger sur la valeur de ce qui est joué, d’en tirer des conséquences pour son propre jeu, etc…

      Pour moi, ce que tu fais en silence est pire que le commentaire. (ok j’exagère un peu, mais seulement un tout petit peu). Les questions sur le sens du récit, l’avenir et les choix de mon personnage, etc. je les garde pour des temps entre les parties, que ce soit mon brainstorm solo ou des échanges par mail. Mais cette hauteur-là pendant une partie en live, elle me désynchronise des autres en jeu. Même si c’est pour mieux y revenir après, même si tu te considères plus respectueux ainsi, tu n’es plus avec eux, tu es tout seul dans ta tête. Ça m’arrive aussi, assez souvent, mais je le prends comme une sale manie de ma part, contre laquelle je vais lutter en m’impliquant comme spectatrice dans les scènes des autres.

      Donc, non, il n’est pas « normal que les joueurs sur le banc décrochent » (sauf si normal veut dire ici « commun »). Au sens sens de « l’attendu », le joueur sur le banc ne doit pas décrocher, et il ne le fera pas si ce qui est joué a de l’intérêt « et » s’il fait l’effort de s’intéresser. Cet effort ne sera fourni qu’à la condition d’un exercice régulier à la réflexion sur soi et le récit, salutaire pour le rituel d’élaboration de la diégèse. Tôt ou tard, un joueur craquera, c’est vrai. L’objectif doit consister, dans l’optique d’un jeu de rôle « scénique », à limiter ce risque.

      Je dis que c’est normal dans le sens où je considère que les responsabilités sont partagées. Si je fais un effort d’écoute et d’implication et que la récompense (mon plaisir et mon intérêt de spectatrice) n’est pas à la hauteur, alors je considère que je n’ai pas à me forcer. Dans ma vision des choses, il y a une réciprocité dans l’écoute : si je fais un effort de concentration, de politesse, d’implication ou de bienveillance, tu me dois quelque chose en retour. Si tu ne me le donnes pas, sans mauvaise volonté mais simplement parce que des fois on se plante, on n’y arrive pas ou on patine, tu m’autorises implicitement à arrêter les frais. Et si tu ne m’autorises pas, c’est moi qui quitte la table. ^^

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  • AK

    Quelques méta-commentaires :
    Il me semble que la différence majeure entre ta pratique du jdr et les pratiques usuelles demeure dans ta recherche d’une performance collective dans l’instant, alors qu’un joueur plus traditionnel va recherche une résolution individuelle pour son perso au sein du groupe et en regard du scénario (résolution qui nécessite un référent, une autorité pour la valider). Les deux ne sont pas incompatibles, mais leur réconciliation reste difficile.
    Ta recherche d’un auditoire me semble, en partie, illusoire. Si je ne suis pas intéressé par ce qui arrive à ton personnage, ce n’est pas (forcément) de ta faute ou de celle du MJ ou du collectif, c’est juste que ça ne m’intéresse pas en tant que « joueur spectateur ». Pour autant, tu peux prendre ton pied à jouer ta scène pour toi, d’autres joueurs, le MJ, et ce serait dommage de ne pas la jouer, car elle participe de la résolution de ton personnage. Quand ton assassin orpheline psychopathe s’ouvre au monde et multiplie les scènes avec un autre personnage du groupe (qu’on appellera la chose pour ne pas le nommer), c’est intéressant pour la résolution de ton personnage, pour la résolution du groupe, pour la résolution du scénario ; pour autant, ces scènes ne vont pas me passionner, j’attends la résolution de ces scènes (car leurs résolutions m’intéressent) mais je ne vais pas « regarder » ces scènes avec « l’écoute » dont tu parles.
    Autre exemple. Pour moi, la scène finale de résolution d’un scénario, ou d’une campagne, est ce qui va marquer mon ressenti sur une partie. Une partie moyenne mais qui se conclut dans un climax où sont reliés les enjeux, les constructions, les conflits de la partie va faire « décoller » la partie. A l’inverse, une bonne partie avec des moments collectifs forts peut me laisser avec un goût de déception si le final n’est pas à la hauteur.
    NB : Sur le commentaire du joueur spectateur, il y a commenter et commenter. Écouter et commenter par un youpi n’a rien à voir avec commenter sans fin les scènes des autres, empêcher les autres joueurs, y compris le MJ, de jouer. Ta façon de « commenter » n’a rien à voir avec les attitudes que métamonde décrit, et qui nuisent à « l’immersion ».
    Bisous.

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    • Eugénie

      Mmmm. Tu prends pour exemple tout ce qu’on foire actuellement à la table, et je ne crois pas que ce soit correct pour étayer ton commentaire.

      Les interactions Nadja/La Chose étaient ratées, à mon avis, et par ma faute. Je ne savais pas quoi faire, j’étais complètement déconcertée et je ne savais pas comment faire réagir Nadja. Bref, je patinais dans la semoule et ça se voyait. Ce n’était pas plus agréable à jouer qu’à regarder. Même si j’adorais le personnage de La Chose, quand Nadja y était mêlée, je galérais.
      A mon avis, tu ne peux pas prendre ces scènes-là en exemple pour dire que tu n’es pas intéressé par la position de spectateur. Tu peux t’en servir pour dire que cette position a ses limites, et que si ce qui est joué n’est pas intéressant, le spectateur en toi s’ennuie. C’est ce que je voulais dire par « il est normal de décrocher ». Mais ce n’est pas parce qu’elles me permettaient de mettre en scène longuement mon personnage qu’elles me plaisaient à moi, parce que je sentais bien que ça ne « prenait » pas.

      Pour la fin des campagnes ou des scénarios, est-ce que tu as un exemple concret ? Je trouve que justement on a du mal à produire des fins satisfaisantes à la fois pour les joueurs et pour l’histoire. Je ne crois pas avoir connu une seule campagne dont la dernière séance soit la meilleure…

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  • AK

    Tu vois, c’est un bon exemple :) Je trouve ces scènes « réussies » dans ce qu’elles apportent à la résolution du récit. Tu les trouves « ratées » car dans l’instant tu patines et tu n’obtiens pas la performance recherchée.
    Des fins satisfaisantes en terme de résolution : FBI New-Orléans Saison 1, Cthulhu (divers scénarios auxquels tu n’as pas participé + San Francisco), Bloodlust Saison 1. Je peux aussi prendre l’exemple du scénario de Medfan que tu cites, où le final du scénario compense les manques de « performance » rencontrés au fil de la partie.

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    • Eugénie

      OK, alors je comprends mieux. Effectivement, on est sur une recherche de plaisir très différent. Je suis toujours étonnée du gouffre entre nos deux façons d’aborder les parties, c’est assez incroyable qu’on arrive à jouer ensemble malgré ça.

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  • AK

    C’est parce qu’on a des super mj !
    (et que nos discussions autour d’Influorenza nous a permis de mieux poser nos attentes et notre façon collective de jouer)

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  • KamiSeiTo

    Ce commentaire va pas être super utile, mais juste pour dire qu’à quelques détails près, je suis le même genre de joueur que toi. Sans aller aussi loin et sans non plus bouder les plaisirs évoqués par AK, je prends un vrai plaisir de spectateur en JdR, y compris quand je n’y suis pas, et j’ai toujours eu beaucoup de mal avec cette assertion (souvent lue/entendue, je l’invente pas) qu’une scène où son propre perso n’est pas, on s’y ferait très vite suer. Je sais que Fred Sintès l’a déjà écrit à plusieurs reprises, et je me retrouve pas du tout dedans.

    Bref, tout ça pour dire que t’es pas seule (et j’en connais quelques autres comme moi, même si j’ai l’impression que ce n’est pas la majorité ^^’).

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  • KamiSeiTo

    Tu veux dire des vrais badges à porter quand on débarque à une table ou des badges comme ça mais version PJ :
    http://www.ajdr.org/caisse-a-liens/caisse-a-liens-des-badges-pour-decrire-votre-pratique-du-jdr

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  • Performance unilatérale | Je ne suis pas MJ mais...

    […] On peut ajouter qu’il est assez mal vu dans la performance unilatérale que la joueuse s’écarte de son personnage pour se permettre des interventions meta. Pour exemple, l’échange assez long avec Meta/Axel sous le billet Les Bascules 1. […]

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